Il était une fois le Titanic
première et deuxième classes, dont celui du
président du trust propriétaire de la White Star Line, John Pierpont Morgan. Si elles n’avaient rien de prémonitoires, ces annulations alimentèrent le trouble qui régnait en ville et sur le port à propos de la traversée qui se préparait. On affirmait que de nombreuses personnes, durant la semaine, avaient cherché à reporter la date de leur voyage. Certaines furent contraintes d’ignorer la petite voix intérieure qui les poussait à renoncer, tel ce producteur de Broadway qui finit tout de même par prendre passage avec son épouse 102 . D’autres, tenaillées par la même appréhension, tentèrent de dissuader leurs proches d’embarquer. Plus concrètement, le second capitaine Henry Wilde écrivait à sa sœur, à propos du Titanic que visiblement il n’aimait pas : « J’éprouve à son égard une sensation bizarre 103 . » La White Star Line, qui l’avait débarqué de l’ Olympic à la demande expresse du commandant Smith, venait de l’affecter sur le Titanic .
Méheust rapporte bien d’autres témoignages plus ou moins crédibles, dont certains confirment les précognitions d’Henry Wilde. Ainsi, à peine vingt-quatre heures avant le départ de Southampton, un jeune garçon nommé Bertram Slade rêva que le Titanic ferait naufrage. Or, comme il devait embarquer en tant que soutier avec ses frères Tom et Alfred, il raconta ce cauchemar à sa mère, qui s’était réjouie de cette embauche. « Ce rêve inquiétant, écrit Méheust, a quelque peu refroidi l’enthousiasme des trois frères, qui se dirigeront vers l’embarquement en traînant les pieds 104 . »
Contrariés sans raison apparente, peut-être angoissés à l’idée de monter à bord d’un navire tout juste sorti du chantier, tous ces gens véhiculaient une anxiété incontrôlable. Il n’en fallut pas davantage, au-delà de ces craintes éthérées, pour que d’autres rumeurs, totalement infondées,
vinssent entraver la belle humeur que réclamait l’événement. On se mit ainsi à raconter, sous le sceau de la confidence, qu’à l’intérieur de la double coque du géant se trouvait le corps d’un homme emprisonné par mégarde pendant la construction… Ces bavardages furent pris au sérieux par beaucoup, car une légende voulait que la direction d’un chantier naval admît comme une fatalité ordinaire de perdre 1 % de ses ouvriers pour 100 000 livres dépensées lors de la construction d’un navire !
Joseph Bruce Ismay était-il au courant de toutes ces fadaises ? La chronique n’en dit rien, mais on est en droit de supposer qu’elles ne le laissèrent pas indifférent. Peut-être, en ces jours difficiles, songeait-il qu’il n’aurait pas dû laisser baptiser son navire de ce nom-là, porteur de toutes les suspicions.
Le faible taux de remplissage de son paquebot, en revanche, lui créait un vrai souci comptable. Certes, il savait qu’un voyage inaugural retient souvent une partie de la clientèle, par prudence ou par superstition, mais une pareille désaffection lui faisait craindre pour le bilan de la compagnie. Si la troisième classe était occupée à 70 %, les première et deuxième n’étaient qu’à moitié remplies. Et le fait que le public continuât de plébisciter le Mauretania de la Cunard, dont les performances nautiques continuaient de défrayer la chronique, le rendait nerveux. Dans les milieux autorisés, on commençait même à se demander si l’ Olympic et, dans l’avenir, le Titanic tiendraient les promesses qu’on avait mises en eux.
Ismay, dont on disait de plus en plus ouvertement qu’il n’arrivait pas à la cheville de son père, jouait sa réputation et celle de sa famille. Il était donc contraint de prouver qu’il avait eu raison de suivre William Pirrie dans son projet. Que la conception de ses liners n’était pas de l’esbroufe, une opération de déstabilisation de la concurrence, mais une véritable réussite technologique et commerciale.
Ultimes préparatifs
La veille du départ, on puisa dans les stocks de charbon de cinq bâtiments réquisitionnés par l’International Mercantile Marine Company. Puis on ajouta ce qui restait du dernier ravitaillement de l’ Olympic . Au total, on put en charger 5 892 tonnes. Il en manquait tout de même pour que le voyage de retour pût se faire sans se réapprovisionner à New York. Une semaine passée à Southampton en avait nécessité 415 tonnes pour la seule
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