Il était une fois le Titanic
embarcations de sauvetage. Il en inspecta l’armement, fit descendre puis remonter les chaloupes numéros 11 et 15 aux bossoirs tribord, c’est-à-dire à l’abri du quai, loin des regards des passagers que cette manœuvre aurait pu rendre soupçonneux.
Le commandant Smith lui remit ensuite le certificat de navigation signé au terme des essais, les papiers du navire et son rapport à la compagnie. « Je rends compte que le navire
est chargé et prêt pour la mer, avait-il inscrit dans ce document. Les machines et les chaudières sont en bon ordre de fonctionnement et toutes les cartes et instructions nautiques sont à jour 111 . » Il omit volontairement d’évoquer le feu qui couvait encore dans la soute numéro 10, certain que le chef Bell en viendrait à bout lorsque le navire serait en mer.
C’est alors que Thomas Andrews et Joseph Bruce Ismay rejoignirent le bord.
À 11 h 45 précises, les cent quatre-vingt-treize passagers de première classe auxquels on allait prêter une attention toute particulière descendirent à leur tour du train spécial qui les avait amenés de Londres. Sur le quai, des badauds se pressaient pour les dévisager. Le personnel de la compagnie accompagna ses hôtes de marque jusqu’à la passerelle qui conduisait au pont principal, où le commissaire 112 Herbert McElroy leur souhaita individuellement la bienvenue. Puis un steward les conduisit jusqu’à leur cabine où les attendaient leurs malles et leurs valises. On leur remit enfin une documentation contenant toutes les informations nécessaires à leur confort. Il leur fut demandé de ne pas se rendre dans les espaces réservés aux passagers de troisième classe.
Une grande agitation envahit tout le navire, jusqu’à ce que trois coups de sirène retentissent dans le ciel de Southampton. Pressés de remettre leurs articles, les reporters enfourchèrent leur bicyclette afin de se rendre au marbre, tandis que l’équipage larguait les aussières 113 .
Lentement, les remorqueurs halant le monstre d’acier le détachèrent du quai. On vit alors fleurir au milieu de la foule, comme de jolis bouquets de mariées, des centaines de mouchoirs blancs agités dans le vent.
À l’entrée du dock, le Titanic fut entraîné vers l’aval de la rivière Test. Cela prit quelques minutes. Puis il fut livré à son destin.
Le paquebot, en avant lente, longea les navires à quai dans l’étroit passage qui menait à la mer libre. Attirés par le spectacle, les passagers avaient envahi les ponts-promenades et faisaient de grands gestes pour attirer l’attention du public.
5
LEVER DE RIDEAU
Dans les bas-fonds du navire, à l’écart des manifestations d’allégresse, les acteurs d’une pièce invisible jouaient une tout autre représentation. Aux portes de l’enfer, dans les ruelles hurlantes de la chauffe, la température dépasserait bientôt 50 °C. Les hommes affectés à ce travail constituaient « une race à part d’individus frustes et brutaux », souligne Philippe Masson. Ils remontaient rarement à l’air libre et, confinés dans la poussière et la chaleur, alimentaient les histoires effrayantes qui se colportaient sur eux. Les altercations entre chauffeurs, officiers mariniers et mécaniciens étaient réglées de manière expéditive : « Un coup de pelle derrière la nuque et le malheureux disparaissait dans un foyer chauffé à blanc 114 ! »
Ces contes avaient certainement perdu de leur actualité. Il n’en demeurait pas moins que leur métier continuait d’être l’un des plus terribles qui fût. Car ces hommes-là n’avaient pas d’avenir. Ils mouraient jeunes, de maladies ou d’accidents. Ils étaient la lie du navire et c’était eux pourtant qui lui donnaient vie. Mais leur sacrifice ne leur procurait aucune estime. Forçats des temps modernes, esclaves de la révolution industrielle, ils formaient une caste dont on préférait taire les conditions de travail et de « parcage » à bord des transatlantiques d’avant-guerre – d’avant l’usage du mazout.
Jacques Borgé et Nicolas Viasnoff ont évoqué cette classe de galériens oubliés. Leur description est édifiante : « Les chauffeurs et les soutiers étaient logés dans des postes d’équipage munis de couchettes superposées, à côté de la chaufferie, au pont inférieur près de la ligne de flottaison. À la mer, il était impossible d’ouvrir les hublots. Par gros temps, les contre-hublots étaient en place. Les
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