Il était une fois le Titanic
leur incompétence.
Quant aux émigrants qui se bousculaient en masse dans les ponts inférieurs, ils n’étaient de loin pas tous parvenus à s’extraire du labyrinthe que formaient les interminables couloirs du navire. Encombrés de bagages qu’ils étaient les seuls à vouloir emporter pour la raison simple qu’ils contenaient toute leur vie, des hommes et des femmes pétrifiés, des enfants perdus cherchaient encore leur chemin. Désemparés, certains étaient restés enfermés dans leur cabine pour prier. Ce fut leur seule indignation, et la seule issue à leur infortune.
Rien ne nous raconte mieux la fracture de l’Histoire que cette première tragédie de l’ère moderne. « Nous étions tous dans le même bateau », conclut Hans Magnus Enzensberger 185 quelques décennies seulement après la catastrophe. Tous des sacrifiés du Titanic . Et pour longtemps.
Puis il y eut ces fragments de ragtime venus du salon des première classe, dont parleront la plupart des rescapés. Une musique incongrue que couvrait en partie le sifflement des cheminées. C’est à l’initiative du chef de la formation, Wallace Hartley, que l’orchestre entreprit de jouer dans ce vacarme. Les musiciens s’installèrent d’abord dans le salon, puis, quand les passagers se pressèrent auprès des embarcations, ils les suivirent jusque sur le pont, tout près du grand escalier. Walter Lord dira qu’ils avaient « l’air un peu ridicules », mais que la musique était bonne 186 !
Les musiciens engagés par la White Star étant considérés comme des passagers, ils n’étaient pas inscrits sur le rôle d’équipage. Durant les trois jours de la traversée, ils avaient formé deux ensembles distincts. Tout d’abord, un quintette dirigé par Wallace Hartley qui se produisait à l’heure du thé, ainsi qu’après le dîner. La veille, c’est lui qui avait accompagné l’office religieux. La seconde formation, réunissant un violon, un violoncelle et un piano, n’avait joué qu’au restaurant français et dans la salle de réception. Par son style et ses choix musicaux, leur répertoire composé d’airs classiques et de rengaines à la mode rappelait la Belle Époque de la White Star Line.
En ces heures tragiques, l’initiative de Hartley avait donc réuni une partie de l’orchestre, dont l’enthousiasme s’était achevé dans l’abnégation. Héros improvisés du drame, ces quelques hommes harnachés dans leur uniforme à parements interprétèrent divers morceaux dont le plus pathétique, par sa connotation mystique, a nourri la légende du naufrage – bien qu’il soit controversé. On continuera longtemps de se demander si fut joué cette nuit-là Nearer, My God, to Thee (« Plus près de Toi, mon Dieu »). Quoi qu’il en soit, cela n’enlève rien à la légendaire initiative de cet orchestre. Le colonel Gracie écrira que, s’ils avaient réellement joué cet air, les musiciens auraient déclenché la panique parmi les passagers ! Ce furent donc certainement
des morceaux plus enlevés que l’on interpréta durant l’embarquement dans les chaloupes. Jack Thayer se souvient quant à lui que les musiciens jouaient dans l’indifférence générale, au milieu d’une foule inquiète et agitée. Combien de temps se produisirent-ils devant ce public incertain ? La légende veut qu’ils aient continué jusqu’à ce qu’ils eussent de l’eau jusqu’aux genoux : cette hypothèse paraît sans fondement, vu l’inclinaison du navire au moment de sombrer. « Sans nullement chercher à minimiser le courage de qui que ce soit, je tiens à préciser que lorsque je suis arrivé sur le pont ils interprétaient une valse, confiera l’une des dernières personnes à s’être jetée à la mer. Or, lorsque je suis repassé dans le coin juste avant de sauter, ils avaient disparu 187 . »
Pendant ce temps, des centaines d’autres passagers n’entendaient déjà plus que les gémissements du paquebot que les torsions de la coque menaçaient de briser. Des grappes humaines continuaient de remonter du ventre du navire, attirées par l’air libre comme des papillons par la lumière. Mais c’était la mort qui les prenait par la main.
Néanmoins, tous ne furent pas abandonnés. Certains stewards, tel John Edward Hart, regroupèrent des dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants de la troisième classe qu’ils réussirent à conduire auprès des chaloupes, en passant par le pont C. D’autres marins
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