Il était une fois le Titanic
attendait. Tout comme John Jacob Astor, résigné à ne pas accompagner sa jeune épouse Madeleine lorsque l’heure serait venue, confiant à la vie l’enfant qu’elle portait. Ils se trouvaient au salon du pont A lorsque le commandant Smith entra. John Astor se dirigea vers lui et les deux hommes s’entretinrent à voix basse. « Smith paraissait parfaitement calme, raconte Don Lynch, mais, en revenant auprès de sa femme, Astor lui demanda instamment d’aller s’équiper 180 . » Lorsqu’on les verra pour la dernière fois ensemble sur le pont des embarcations, ils seront élégamment vêtus. Comme pour une première rencontre.
Il faisait très froid sur les ponts ouverts à tous les vents. Nombre de personnes s’étaient regroupées dans le gymnase situé juste à côté des chaloupes. D’autres avaient trouvé refuge dans les salons, les fumoirs et sur les ponts inférieurs devant lesquels passeraient les canots de sauvetage descendant le long de la coque.
La plupart des passagers semblaient résignés devant la tragédie dont ils étaient les acteurs annoncés. Mais prétendre, comme Philippe Masson, qu’ils avaient « le sentiment de vivre une aventure 181 » paraît incongru. En se préparant au pire, ils n’obéissaient plus à un simple souci de prudence. Ils prenaient la pleine mesure de l’événement.
L’aphasie des passagers, ce silence que tout le monde a loué par la suite, contrastait avec le sifflement des cheminées d’où continuait de sortir la vapeur sous pression des chaudières. Leur vomissement lancinant couvrait les voix des hommes d’équipage qui tentaient d’organiser l’embarquement des femmes et des enfants aux postes d’abandon.
Helen Churchill Candee se faisait à l’idée de mourir, mais cette attente lui parut insupportable. De nouveaux passagers, surgissant de nulle part, venaient sans cesse grossir les rangs de ceux qui patientaient au pied des bossoirs. Et, dans cette confusion, personne ne semblait prendre vraiment en charge l’organisation du transbordement. Helen constatait simplement que la gîte avait augmenté. Sinon, tout semblait à sa place. Dans l’ordre des choses.
Le navire s’était endormi. Ce n’était plus qu’une image déjà figée pour l’éternité. Il donnait pour quelque temps encore l’impression d’avoir échappé au destin promis par les augures, mais ce n’était qu’une illusion. « Rien de cassé à bord, pas le moindre vase, pas la moindre coupe de champagne », ironise Hans Magnus Enzensberger 182 . Mais ce n’était qu’un terrible malentendu qui n’allait pas durer.
Des matelots s’étaient regroupés dans l’espoir qu’un officier leur ordonnerait de commander une embarcation de sauvetage. Car on ne pouvait abandonner les passagers à leur sort une fois qu’ils se retrouveraient aux avirons, entassés sur les bancs de nage, à la merci de l’océan. Parmi eux, une centaine de chauffeurs et de soutiers qui demandaient simplement qu’on les libérât de l’enfer. Mais aucune plainte ne sortait de leur bouche, ils avaient l’air d’enfants perdus. Cette fois, c’est le major Peuchen qui s’exprime : « Ils étaient arrivés avec leur sac marin et on avait l’impression qu’ils envahissaient toute la partie du pont où se trouvaient les embarcations 183 . » Quelqu’un vint alors leur demander de se retirer, ce qu’ils firent sans
s’opposer à la hiérarchie, car c’est ainsi qu’ils avaient toujours vécu. Et le témoin de conclure par cet hommage : « C’était un acte splendide ! »
Pendant ce temps, le flux continuait de grossir. De toutes parts arrivaient des gens que vomissaient les cabines, les coursives et les ponts. Helen Candee écrit encore : « Depuis le virage du vaste escalier jusqu’aux cabines grimpait une procession compacte de passagers, silencieuse, en ordre, marquée par la majesté. La tenue vestimentaire annonçait la tragédie. Sur chaque corps d’homme et de femme était attaché le sinistre gilet de sauvetage blanc 184 . » Tous ces gens ressemblaient aux invités d’un bal masqué, dira-t-elle. Une danse de mort les attendait.
La foule de plus en plus compacte menaçait maintenant de gêner la manœuvre des bossoirs où s’affairaient difficilement les matelots, dans le désordre, avec des gestes maladroits trahissant leur ignorance de l’armement des canots. Les lieutenants Murdoch et Lightoller faisaient pourtant de leur mieux pour pallier
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