Il neigeait
les canons au sommet de la côte. Pour la énième fois, les
charrettes des dragons s’étaient enlisées. On piétinait, on perdait du temps,
chaque incident particulier contribuait à retarder l’ensemble.
Le cavalier Bonet s’approcha du capitaine. Depuis que
celui-ci l’avait nommé maréchal des logis à la place du pauvre Martinon (et
comme le lieutenant Berton s’était volatilisé), il espérait prendre des
initiatives.
— Mon capitaine, on pourrait pas alléger not’
bagage ?
— Sombre idiot ! Tu seras bien content de toucher
ta part quand on arrivera en France.
Bonet réfléchit, il bomba le torse pour dégager le beau
gilet de soie qu’il s’était taillé dans une robe chinoise, puis, comme s’il
avait une idée, il proposa :
— Le thé de la première charrette ? On en a toute
une cargaison…
— C’est mon thé, Bonet. Je le revendrai un bon prix, et
ce n’est pas le plus lourd. On ne va tout de même pas jeter nos
provisions ! Ni décharger et recharger nos colis au moindre
embarras !
— Les caisses de quinquina ?
— Elles nous seront utiles.
— Les tableaux ?
— Roulés, ils ne pèsent rien. Et ça vaut une fortune à
Paris, ces choses-là ! Tu voudrais aussi qu’on jette les pièces d’or et la
quincaillerie précieuse qu’on a prélevée dans les églises ?
— Les blessés… dit le domestique Paulin d’un air
distrait, les yeux tournés vers son âne qui déchiquetait un buisson de feuilles
sèches.
— Les blessés ?
— Nous en transportons un bon poids, c’est vrai, dit le
maréchal des logis.
— Et nous ne serons plus contrôlés, Monsieur.
— Je n’estime pas les hommes à leur poids !
répondit le capitaine, tout rouge. Ils ont besoin de nous.
— On pourrait les charger dans d’autres voitures ?
— Elles sont bourrées jusqu’à la gueule et plus
encore !
— On n’a qu’à contraindre les civils…
— Descendez les blessés ! ordonna le capitaine.
Deux dragons grimpent pour s’emparer des fantassins
gémissants, coincés entre les caisses de butin ; ils les prennent sous les
bras, les passent à leurs camarades restés au sol, qui les installent en vue et
en tas. Tandis que les cavaliers essaient d’imposer cette surcharge à des
civils, des hommes décrochent les planches fixées aux flancs de la charrette,
les posent devant les roues prises dans l’ornière de sable ; quelques-uns
poussent, quelques-uns tirent avec des filins, d’autres fouettent les mules
avec le cuir de leur ceinturon. Non loin, des groupes de soldats et de
marchands en redingotes opèrent de la même façon pour dégager les voitures
ensablées. Un fourgon se renverse, une bibliothèque de livres dorés sur tranche
s’éparpille, qu’un officier braillard protège des sabots et des roues. Quand la
première charrette des dragons roule à nouveau au rythme exaspérant des mules,
le capitaine s’inquiète pour les blessés.
— Vous avez réussi à les caser ?
— Bien sûr, mon capitaine.
— Tant mieux.
C’était faux, d’Herbigny s’en doutait mais feignait de
croire ses hommes. Ils devaient avancer. Après, il n’y aurait plus de collines,
moins de sable mou, mais une steppe caillouteuse, des gorges étroites où cette
horde aurait du mal à s’écouler.
Une pluie fine et froide se mit à tomber dès le premier
soir, et la multitude s’établit comme elle put dans la plaine. L’Empereur se
réfugia à l’étage d’un vilain château de pierre, en compagnie des gens de sa
maison. Le baron Fain et Sébastien laissèrent Sautet dans la berline.
— Et nous allons passer la nuit dans cette
voiture ? pestait le libraire.
— Serrez-vous pour avoir chaud.
— Que mangeons-nous ?
— Vos provisions.
— Vous aviez promis que nous ne manquerions de
rien !
— Vous n’avez pas de provisions ?
— Un peu, oui, vous le savez bien.
— Eh bien, de quoi vous plaignez-vous ?
— De ceux-là, qui râlent et vont nous empêcher de nous
reposer !
Il parlait des blessés, le voltigeur et l’officier
hollandais qui se retournaient sur les ballots de pois. Le libraire
insistait :
— Enfin ! ce n’est pas la place qui manque dans ce
château !
— Le palais de l’Empereur ? Nous n’y acceptons pas
les civils.
— Un palais, ça ?
— Sachez, monsieur Sautet, répondit le baron agacé,
qu’on nomme toujours ainsi l’endroit où loge Sa Majesté, que ce soit une
cabane, une tente
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