Il neigeait
calcinés, des cadavres, des mourants, des blessés
qu’on porte sur des charrettes à quatre roues, une cuisse cassée, une épaule
emportée. Sebastiani a survécu. Murat n’ose l’accuser, même s’il passait son
temps en pantoufles à lire des poètes italiens. Les négligences de son général
sont aussi les siennes, il aurait dû ordonner des patrouilles, éviter la
surprise. Il sait depuis une semaine que des popes lèvent des milices de
paysans, que les armées russes encerclent Moscou à distance. Plus rien ne reste
de sa cavalerie. Il n’existe plus.
Le même jour, des vaguemestres se présentèrent au couvent de
la Nativité. Ils transportaient leurs gros registres dans un char à bancs. L’un
d’eux en descendit, il épousseta la manche de sa redingote et interrogea les
dragons qui gardaient le portail :
— Quelle brigade ?
— Saint-Sulpice, 4 e escadron.
— Combien d’hommes valides ?
— Une centaine.
— Précisément ?
— J’sais pas. Quatre-vingt-huit ou sept, ou six.
— Chevaux de selle ?
— Quatre-vingt-dix.
— Ça nous en fait quatre de surplus.
— C’est vous qui l’dites. Vérifiez, au moins.
— Pas le temps.
Le second vaguemestre, sur son banc, avait ouvert l’un de
ses registres et en suivait les lignes avec le doigt ; il nota quelque
chose au crayon. Le capitaine d’Herbigny avait entendu grincer les roues du
char, il arriva pour s’informer.
— On recense, mon capitaine, dit le premier
vaguemestre.
— On vous emmène les chevaux qui vous servent pas, dit
le second.
— Mais ils vont me servir !
— L’artillerie en manque.
— Ces chevaux-là ne tirent pas des caissons !
— Ils en tireront pourtant, mon capitaine, reprit le
premier vaguemestre.
— Avez-vous des fourgons ? demanda le second.
— Non.
— Des calèches, des cabriolets, des briskas ?
— Non plus, juste des charrettes de bagages.
— Ah ! des charrettes ! Il faut les déclarer,
dit le premier.
— Et les numéroter, dit le second.
— Pourquoi diable ?
— Toute voiture non numérotée sera confisquée par ordre
de l’Empereur.
— À quoi sert de numéroter ces vieilles
charrettes ?
— C’est pour vous attribuer des blessés.
— Je ne suis pas une ambulance !
— Toute voiture sans blessés à son bord sera brûlée.
— Expliquez-vous, à la fin, ou je vous taille les
oreilles en pointe !
— Nous partons, mon capitaine, dit le premier
vaguemestre.
— Nous quittons Moscou demain, précisa le second en
fermant son registre.
CHAPITRE IV
Marche ou crève
Le 19 octobre, il y avait un grand soleil. L’armée était
ravie d’abandonner Moscou. Par colonnes imparfaites, uniformes en guenilles
sous les peaux de renard sibérien et les cravates soyeuses, les régiments
amoindris de Davout étaient partis en premier sur la vieille route de Kalouga.
« Nous descendons vers les riches provinces du Sud », répétaient les
soldats ; et ils le croyaient. Au fil des heures, l’exode massif se
préparait. Les quinze mille véhicules disponibles en ville avaient été requis,
qu’on s’attribuait selon son rang. C’étaient les voitures neuves des généraux,
les berlines chargées de leurs volumineux bagages ; c’étaient les calèches
et les fourgons de l’administration, des petits chars russes bourrés de
provisions, les chariots de butin, des brouettes de bijoux, des bancs sur roues
où l’on s’installait à califourchon, des chevaux nains attelés par des cordes à
des pataches, des haridelles fatiguées qui tiraient les canons ou les caissons,
tout cela dans la pagaille et le tumulte, cris des valets, injures en vingt
langues, grelots des chevaux de trait, claquement des fouets. Des civils par
milliers s’ajoutaient à la meute, des femmes et des enfants pleurnichards, des
riches étrangères, des paysans à pied, des négociants européens sans maison et
sans négoce, ces aventurières qui se prostituaient en suivant les troupes. Aux
portes de Moscou, les gendarmes contrôlaient les blessés que des médecins
militaires avaient répartis en plusieurs catégories ; on n’emmenait que
les moins atteints et les non contagieux dont on estimait la guérison à huitaine.
Les autres s’entassaient à l’hôpital des Enfants-Trouvés, condamnés à terme par
la vermine, la dysenterie, la gangrène et les Russes.
Sébastien et le baron Fain partageaient leur berline de
service avec le libraire
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