Il neigeait
fourrage, des choux, des oignons pour améliorer la soupe. Ils avaient
dépassé Borovsk, la ville des noisettes, les voici dans une plaine parsemée de
bosquets. Tout semblait paisible. D’Herbigny voyait l’Empereur attablé au bord
de la route avec Berthier et le roi de Naples. Sur sa cantine roulante, le
cuisinier Masquelet leur avait mijoté des lentilles au lard. Jusqu’à présent,
pas le moindre Russe, pas le moindre cosaque. Si, justement, deux cosaques avec
de hauts bonnets turkomans, que des hussards traînaient par des longes et
menaient à l’Empereur.
Le capitaine se tenait immobile. Il essayait de reconstituer
le face-à-face aux gestes des uns et des autres. L’Empereur, une serviette
autour du cou, recevait les explications des hussards. Le roi de Naples,
apathique depuis la perte de sa cavalerie, continuait à manger ses lentilles à
la cuiller. D’où venaient ces cosaques isolés ? Comment les avait-on
capturés ? Y en avait-il d’autres ? Combien et où ? Cela
signifiait au moins que les Russes savaient le mouvement de l’armée sur
Kalouga. Alors on entendit gronder le canon. Les mamelouks amenèrent des
chevaux. L’Empereur enfourcha le sien, puis Caulaincourt, puis Berthier, avec
plus de peine, et ils allaient courir vers ce combat quand un cavalier arriva à
fond de train, un Italien du prince Eugène. Il s’arrêta devant l’Empereur, ils
parlèrent. Napoléon mit pied à terre et regagna le relais de poste où il devait
passer la nuit, une simple cabane.
D’Herbigny se renseigna : deux bataillons de
l’avant-garde avaient pris position dans une petite ville ; construite sur
un escarpement, elle dominait et couvrait la route que l’armée devait suivre.
Des Russes, très supérieurs en nombre, avaient attaqué. Il y avait un officier
anglais parmi eux. Arriverait-on au sud ? se demandait le capitaine.
Pourrait-on résister à des troupes qui avaient eu le temps de se fortifier ?
Des bougies éclairaient les fenêtres de la cabane. Sa Majesté recevait sans
cesse des estafettes. Personne ne dormait. Les mains exposées aux feux des
bivouacs, grenadiers et cavaliers attendaient des ordres. Toute la nuit, des
chevaux galopèrent dans la plaine.
Peu avant l’aube, des ombres s’agitent dans la cabane. À la
lumière des fenêtres, en silhouettes, le capitaine distingue les turbans des
mamelouks surmontés du croissant en cuivre, et des palefreniers tirent des
chevaux de selle qu’ils présentent au grand écuyer. L’Empereur se découpe dans
le cadre de la porte, il met son chapeau à cornes, envoie un officier de sa
suite vers le bivouac des dragons.
— Capitaine, réunissez un peloton pour escorter Sa
Majesté.
— Vous avez entendu, tas de brigands ? crie d’Herbigny.
Ses cavaliers sautent en selle ; près de la cabane, le
capitaine entend l’Empereur discuter d’un ton vif.
— Il fait encore nuit, sire, lui dit Berthier.
— Je m’en aperçois, imbécile !
— Des avant-postes, vous ne verrez rien.
— Quand nous serons arrivés il fera jour.
— Attendons…
— Non ! Où en est Koutouzov ? Il faut que je
m’en rende compte par moi-même !
Des Italiens de la garde du prince Eugène déboulent au même
instant et donnent des précisions :
— Sire, le vice-roi tient bon.
— Il a gardé la ville ?
— Il l’a prise et reprise sept fois.
— Les armées russes ?
— On dirait qu’elles se replient.
— Comment le savez-vous ?
— Par les campements ennemis. Il n’y a plus que des
cosaques et des milices paysannes.
Le ciel s’éclaircit. La petite troupe s’en va dans une
demi-pénombre. À peine a-t-elle parcouru quelques centaines de mètres que des
hourras retentissent. Des cosaques se ruent sur les conducteurs et les
cantinières ; d’autres pressent leurs chevaux au fouet, tourbillonnent
entre les pièces d’artillerie du parc voisin ; un troisième parti
enveloppe l’escorte de l’Empereur, ceux-là s’apprêtent à charger, ils baissent
leurs lances. Napoléon dégaine son épée au pommeau d’or en forme de hibou. Les
généraux qui l’entourent se rangent devant lui et mettent aussi la main à leurs
épées. D’Herbigny et ses dragons se précipitent contre les assaillants qu’on
voit si mal dans la panique de cette fin de nuit. C’est la mêlée, le choc des
sabres contre le bois des piques, les chevaux qui se renversent. On se heurte, on
s’évite, on se gare, on hurle, on frappe.
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