Il neigeait
Sautet. Il en prenait de la place, ce loustic, avec
son ventre et sa famille, une dame à chignon reniflant dans son mouchoir, une
longue jeune fille, un chien noir agité. On leur avait confié un voltigeur
unijambiste, ses béquilles, son havresac, et un lieutenant décavé qu’on avait
calé sur des ballots de pois. Les bagages escaladaient la malle jusqu’au toit,
tenus par des lanières, et le postillon avait dû accepter un troisième blessé
sur son banc, un hussard fiévreux en manteau de loup. Serré près de la vitre
ensoleillée, le libraire épongeait son front perlé de sueur et lâchait d’une
voix morose :
— Au moins nous n’aurons pas froid.
— Nous arriverons à Smolensk avant l’hiver, lui
répondait le baron Fain.
— Je l’espère…
— Sa Majesté a tout prévu.
— Je l’espère !
— Vingt jours de marche, voilà tout, par la route du
sud.
— S’il ne gèle pas trop…
— D’après la statistique, consultée sur les vingt
années précédentes, je peux vous certifier que le thermomètre, en novembre, ne
descend jamais au-dessous de six degrés.
— Je l’espère.
— Oh ! Arrêtez de douter !
— Je doute si je veux, monsieur le baron. Mais
qu’est-ce qu’on attend pour partir ?
— L’Empereur.
— L’armée s’en va depuis cinq heures du matin, et puis
une foule de civils. Nous, on reste à moisir ! (Il regarda sa montre de
gilet.) Il est déjà presque midi !
— Vous oubliez votre chance.
— Parlons-en, je suis ruiné…
— Mais vivant.
— Merci.
— Écoutez, monsieur Sautet, vous êtes avec votre
famille dans le cortège de la maison de l’Empereur, que les grenadiers badois
protégeront tout au long du parcours. Derrière nous, après la voiture des
cartes et des papiers de mon cabinet, suivent nos fourgons de provisions, de
pain, de vin, du linge, de l’argenterie. D’autres partent sans grand-chose,
estimez-vous heureux. Toutefois, si vous préférez rester à Moscou…
— Grands dieux non ! Je suis français, moi aussi,
et les Russes ne doivent plus beaucoup nous aimer. Quel gâchis !
— Cessez vos jérémiades, s’il vous plaît, où je vous
débarque de force !
Avant de rouler, ils se disputaient. Sébastien se
renfrognait dans son coin. Le libraire n’avait pas tort : sans cette
expédition, Moscou serait encore cette capitale aimable où l’on venait du monde
entier. Lui, au moins, n’avait pas trop de bagages, sinon le sabre acheté à
Poissonnard, ses livres, un peu de linge et une poignée de diamants qu’il avait
raflés dans le tiroir d’une table de toilette, au Kremlin. À ce moment,
l’Empereur passa dans sa berline, assis à côté de Murat en costume rouge des
lanciers polonais. On allait enfin partir.
En haut de la dernière colline, sur son cheval de cosaque,
plus robuste que le précédent et ferré à glace, d’Herbigny regardait Moscou
avec amertume, les dômes mutilés de leurs croix, les tours, les toitures
noircies, les minarets fichés sur un champ de cendres. Le couvent de Seminov brûlait
à côté de la barrière de Kalouga ; il fallait sacrifier les vivres qu’on y
avait entreposés, disait-on, pour ne pas les livrer à l’ennemi, car on se
croyait pourvu, et dans peu de jours on se ravitaillerait au sud. Une foule
invraisemblable se répandait dans la plaine ; une tribu confuse,
nombreuse, barbare dans sa diversité, s’étalait avec lenteur, embarrassée par
ses rapines, sortait et sortait encore de la ville, débordait de la route sur
plusieurs kilomètres. Parmi les courants de ce flot bruyant, le capitaine
distinguait les habits marron des cavaliers portugais ; ils encadraient
une colonne de prisonniers russes, des bourgeois, des paysans, des espions
peut-être, peu de soldats : ils serviraient au besoin de monnaie d’échange
ou de boucliers. Il voyait aussi le convoi impérial empêtré dans l’affluence,
la berline verte de l’Empereur, les cinquante véhicules de sa suite, les
régiments bien alignés de la Vieille Garde en uniformes de parade ; à
leurs sacs et aux courroies des gibernes, les grenadiers avaient attaché des
flacons d’eau-de-vie, des pains blancs cuits au Kremlin, et ils chantaient.
Plus près, sur la pente, les roues des chariots trop chargés
s’enfonçaient dans le sable, les femmes des officiers remplaçaient des cochers et
en adoptaient les jurons. Des artilleurs s’attelaient pour aider leurs chevaux
étiques à monter
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