Il neigeait
un brouillard humide. Des éclaireurs avaient balisé le passage
des troupes, les voitures s’étiraient en file sur un chemin instable, à
certains endroits spongieux, labouré par les caissons et les sabots. Des objets
enduits de vase, indistincts, flottaient à la surface du bourbier. La tête d’un
cheval dépassait encore, l’animal n’avait plus la force de hennir avant d’être
englouti. Le moindre écart semblait fatal, aussi la plupart des voyageurs
étaient-ils descendus des lourdes voitures. Des dames élégantes, en robes
longues, effrayées, avançaient en prenant mille précautions dans les caillasses
et entre les flaques. L’une d’elles portait un enfant sur ses épaules. Des
palefreniers guidaient à pied leurs chevaux de trait. Les comédiens de Madame
Aurore marchaient devant leur carriole bâchée où, sur le coutil goudronné, ils
avaient peint en lettres blanches : Troupe théâtrale de Sa Majesté
impériale. Ornella et Catherine avaient recouvert leurs chapeaux de
taffetas ciré pour se garantir de la pluie ; elles marchaient en relevant
le bas de leurs jupes, se tordaient les chevilles, se retenaient l’une à
l’autre pour ne pas glisser hors du chemin. Le grand Vialatoux n’avait plus le
courage de déclamer, mais il se lamentait à chaque pas, il souffrait de
rhumatismes ; Madame Aurore le sermonnait.
Devant eux, à la limite du brouillard, une calèche culbuta
puis s’enfonça. Les Allemands qui l’occupaient s’égosillaient pour qu’on leur
jette une corde et qu’on les hisse sur le chemin. Un grand flandrin au manteau
de renard lança une pièce de toile sortie de son char, l’un des Allemands en
attrapa l’extrémité ; lorsque son sauveur tira pour le ramener vers la
terre ferme, la toile se mit à craquer, se déchira, l’homme bascula dans le
marais. « C’est idiot de lancer de la toile », dit un cocher.
« T’as une corde ? Non ? On fait avec ce qu’on a ! »
Les chevaux attachés au timon se débattaient, la boue les ensevelit en un
instant avec l’équipage dans un affreux bruit de succion. Il y eut d’autres
scènes de ce genre, devant lesquelles chacun se sentait impuissant.
Ils quittèrent les marécages peu avant la nuit. Les
comédiens s’affalèrent sur une terre mouillée par le brouillard. Pour se
chauffer, des rescapés arrachaient les bancs et banquettes de leurs voitures
qu’ils enflammaient, et ils se pressaient autour de ces bûchers. Madame Aurore
les imita, y ajoutant le bois des malles vidées de leurs costumes. Parce qu’ils
proposaient en échange leurs provisions, deux traînards de l’armée purent
s’asseoir devant le feu. Ils n’avaient plus de régiment, plus d’armes, des gros
manteaux poilus qui les apparentaient aux ours. L’un de ces ours prit Ornella
par l’épaule et l’approcha du feu pour mieux la voir :
— Tu fais du théâtre, toi ?
— C’est écrit sur notre carriole.
— C’était pas toi, le jour où t’as craqué tes frusques
à Moscou ? Ça s’oublie pas.
— Si tu remettais ça rien que pour nous ? dit son
compère.
— Fichez-lui la paix ! cria Madame Aurore.
— On t’a sifflée ?
Le grand Vialatoux et le jeune premier, recroquevillés dans
des peaux, ne bronchaient pas. Madame Aurore se planta devant eux :
— Écartez ces pouilleux !
— Mes rhumatismes me bloquent les jambes, se plaignit
Vialatoux.
— Ils ne demandent rien de bien méchant, ajouta le
jeune premier.
La directrice furieuse prit la casserole qui chauffait et la
renversa sur les jambes du soldat ; il bondit sur ses pieds en
hurlant :
— Tu me chatouilles les nerfs, vieille folle !
— Nos haricots ! gémissait Vialatoux.
Une gigantesque explosion les empêcha de se bagarrer. Le sol
avait tremblé. Figés, ils s’étaient tournés d’instinct dans la direction de
Moscou. Demeuré en arrière avec la Jeune Garde, le maréchal Mortier venait
d’allumer les mèches d’amadou des tonneaux de poudre qui minaient le Kremlin.
« Toi mon gaillard, quand tu connaîtras les prairies
normandes, tu seras fou de joie… » Le capitaine causait à son cheval. Il
lui flattait l’encolure, attendri, le regardait manger une botte de foin. Au
sixième jour, la pluie drue qui avait compliqué leur progression avait cessé,
et les hommes reprenaient espoir. À travers champs, ils avaient rejoint la
nouvelle route de Kalouga, longé des forêts, dégringolé des collines douces,
trouvé du
Weitere Kostenlose Bücher