Il neigeait
seigneur,
vous servez comme un autre… » Fournereau interrompit la scène pour verser
entre les lèvres gercées un peu de l’eau chaude, rouge, où ils avaient cuit le
cœur.
Depuis quatre jours qu’il était à Smolensk, Napoléon ne
quittait plus cette maison de la place neuve où il avait décidé de loger. Elle
était intacte et confortable. Dans les caves et aux cuisines s’accumulaient les
provisions de bouche venues de Paris pour la maison de l’Empereur. Celui-ci
comprenait-il la situation ? Il n’avait pas l’air affecté par les déboires
de son armée. En voyage, il ne sortait guère de sa berline, mangeait à sa faim
les mêmes plats qu’aux Tuileries. Son entourage ne dissipait pas son illusion.
Berthier avait bonne mine, Daru également, et si le préfet Bausset clopinait
sur des béquilles c’est qu’il avait la goutte. Caulaincourt faisait forger des
fers à trois crampons pour les chevaux de selle et de trait, les régiments se
réparaient, on allait leur distribuer des fourrures et de la viande. Demain,
l’Empereur partirait de Smolensk avec sa Garde. La route de Minsk étant coupée
de ravins, resserrée par endroits dans des défilés, il fallait éviter
l’encombrement, marcher plus vite. Puis ce serait autour du prince Eugène, puis
de Davout, puis de Ney avec son arrière-garde… Sébastien se présenta ; il
apportait le texte du 28 e bulletin : Depuis le mauvais
temps du 6, nous avons perdu trois mille chevaux de trait, et près de cent de
nos caissons ont été détruits… L’Empereur parcourut le texte jusqu’à la
dernière phrase : La santé de l’Empereur n’a jamais été meilleure. Il
signa sur l’écritoire qu’un valet disposait devant lui. Ensuite il convoqua
Daru, son intendant général, pour s’enquérir des distributions de vivres.
— La Garde a déjà touché ses rations, sire.
— Bien. Les autres ?
— Pas encore, sire.
— Et pourquoi diable ?
— Les magasins ne sont pas assez fournis.
— Menteur !
— Malheureusement, sire, je ne mens pas.
— Voyons, Daru ! Nous serrons ici quinze jours de
vivres pour cent mille hommes.
— À peine la moitié, sire, et plus de viande.
— Combien d’hommes à nourrir ?
— Moins de cent mille, beaucoup moins…
— La Garde ?
— Cinq mille hommes valides.
— La cavalerie ?
— Mille huit cents cavaliers à cheval.
— Les régiments ?
— Environ trente mille.
L’Empereur marchait autour de la pièce, ses lèvres
frémissaient, il se bourra le nez de tabac, jeta sa tabatière par terre en
braillant :
— Amenez-moi le criminel chargé de
l’approvisionnement !
Napoléon resta seul avec le munitionnaire responsable des
magasins de Smolensk. Les secrétaires, les valets, les grenadiers en faction
entendirent longtemps les hurlements de Sa Majesté, ses menaces et les sanglots
du coupable.
CHAPITRE V
Bérésina
« Cette année, un groupe de
canards sauvages a eu les pattes gelées et soudées à la surface d’un
étang ; maintenant un grand aigle vire et revire au-dessus des oiseaux
cloués au sol en leur déchiquetant la tête. »
JIM HARRISON , Entre chien et loup
Dans la masure défaite des faubourgs de Smolensk, il n’y
avait plus de planches ni de poutres pour entretenir le feu nécessaire à la
survie, il fallait repartir, marcher, dénicher un meilleur abri, de la
nourriture. Le docteur Fournereau, Ornella, la bande des infortunés groupaient
ce qu’ils possédaient quand l’un d’eux, qui avait poussé la palissade pour
inspecter les abords, revint et saisit Fournereau par son gros manteau en ours
noir : Mira ! Mira ! Las puertas ! Le docteur enfila
ses gants. Des troupeaux d’hommes et de femmes montaient de tous côtés vers les
portes béantes de la ville ; s’ils n’enfonçaient pas à chaque enjambée, le
docteur et sa troupe auraient eu la force de courir pour devancer la foule.
L’air froid coupait et pénétrait jusqu’aux os. Serrés entre eux, ils plantaient
les pieds dans la neige d’une façon mécanique, le cerveau en veilleuse, à
l’instinct, comme des chasseurs. L’Empereur venait de partir avec sa Garde en
direction de Minsk, l’état-major pliait bagage et les domestiques vendaient le
bordeaux de la cave impériale à vingt francs la bouteille. Aucun officier ne
savait ou ne voulait maîtriser la pagaille. Les soldats, les traîneurs, les
réfugiés n’écoutaient que leurs ventres. Ils
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