Il neigeait
carré
autour de Sa Majesté. Musique en avant, trois mille soldats et cavaliers
allaient sortir de la ville. Au seuil des maisons, les personnels de
l’administration et les domestiques se demandaient avec angoisse si ces ultimes
troupes ordonnées reviendraient, sinon ils tomberaient tous aux mains des
Russes qui les extermineraient. Paulin se trouvait parmi eux. Le capitaine ne
tourna pas la tête vers lui, il réglait le pas de ses dragons, frissonnait de
froid ou de joie, allez savoir.
Lèvres gercées sur leurs fifres, des musiciens jouent Où
peut-on être mieux qu’au sein de sa famille, dont l’Empereur goûte peu
l’ironie, préférant un morceau guerrier, mieux approprié à leur situation, et
c’est au son de Veillons au salut de l’Empire que les divisions
surgissent peu après du chemin creux qui les a protégées. Les grognards
découvrent l’armée russe sur une colline, contre une forêt de sapins. Ils s’en
moquent. Ils marchent au pas, droit devant dans la neige, pour établir une
jonction avec les soldats de Davout qu’environnent des cosaques en nuée. À cause
des aigles dressées aux drapeaux tricolores déployés, de la musique, des
bonnets célèbres de cette Garde impériale qu’ils ont saluée dans tant de
batailles, les Russes demeurent stupides. La cavalerie cosaque se replie en
désordre sans oser attaquer. D’Herbigny déploie sa troupe en rempart sur le
flanc des grenadiers. Il observe son Empereur, très sûr de lui, invincible
comme naguère. L’ennemi évite le contact. Alors son artillerie installée sur
les crêtes entre en action.
Hors d’atteinte, les canons russes concentrent leur feu sur
la colonne, cible facile et lente qu’ils peuvent ajuster. La mitraille, les
boulets ouvrent des brèches dans la masse compacte des bataillons. Quand
celui-ci tombe, les genoux brisés ou la tête emportée, celui-là le remplace pour
serrer les rangs et n’offrir qu’un mur. On enjambe les corps sans un coup
d’œil, sans un geste, sans un mot de réconfort, sans âme, les oreilles sourdes
aux cris, aux supplications, aux jurons. Le maréchal des logis Bonet se tient à
la droite du capitaine, il se plie, se tord, le ventre taillé par un fragment
d’obus, tombe à genoux, se tient les intestins à deux mains, s’effondre dans la
neige en priant d’Herbigny :
— Mon capitaine ! Le coup de grâce !
— On ne peut pas s’arrêter, Bonet, on ne peut
pas ! Tu comprends ça ?
— Non !
Bonet se plaint, ses amis posent leurs pieds emmaillotés
dans la neige rougie ; d’autres succèdent aux dragons et passent à leur
tour, inhumains, mécaniques. Ils avancent, les grognards, ils avancent vers
Davout qui résiste, ils laissent après eux quelques-uns de leurs camarades de
bivouac, ils entendent une détonation quand un blessé réussit à poser le canon
de son pistolet sur sa tempe et, d’une main fébrile, presse la détente. Ils
avancent. S’ils évitent de baisser les yeux sur les mourants, ils garderont
longtemps en mémoire leurs prières et leurs insultes ; à moins qu’ils ne
les rejoignent dans une minute ou dans une heure. Ils marchent vers leur tombe
mais avec l’Empereur.
Le général Saint-Sulpice avait reçu un éclat de biscaïen
dans le mollet, un autre dans la hanche. Blême, comprimant sa douleur, à
Krasnoïe il partait sur une civière vers les calèches de l’infirmerie et
déléguait son commandement à ses subordonnés :
— D’Herbigny, je vous confie le restant de notre
brigade.
— Vous ne me croyez pas capable, mon général,
d’escorter de près l’Empereur ?
— Je vous en crois capable.
— Mon homologue Pucheu est plus compétent ?
— Il a ses deux mains.
Ayant traversé les troupes russes et ramené les résidus de
l’armée de Davout, Sa Majesté ordonnait aux officiers qui avaient conservé
leurs chevaux de former un escadron sacré attaché à sa protection. Des généraux
y serviraient comme lieutenants, des colonels comme adjudants, dans une
nouvelle hiérarchie aux titres peu ronflants mais prestigieux par leur rôle.
D’Herbigny s’était dégagé sans une égratignure de l’assaut, il offrait de
soigner la jument turque de son général, efflanquée mais nerveuse ; il
aurait aimé plastronner sur un vrai cheval près de l’Empereur, mais
Saint-Sulpice choisissait pour cela Pucheu, et ce matamore en tirerait gloire à
sa place. D’Herbigny insistait :
— Je n’ai pas besoin de mes
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