Il neigeait
libraire qu’on le
laissait tomber, dans cette forêt, loin de la ville ? Par chance, ils
avaient confié leur dernier blessé, le lieutenant fiévreux, aux médecins de
Smolensk. Il ouvrit la portière en grand.
— Nous partons ou non ? demanda le libraire.
— C’est-à-dire que chacun, désormais, voyage par ses
moyens…
— Que me chantez-vous là, jeune homme ?
— Il n’y a plus de chevaux pour tirer la voiture.
— Cela signifie…
— Que vous ramassez ce qui vous paraît utile.
— Et que nous partons à pied ?
— Je le crains, monsieur Sautet.
— Et moi je le redoute ! À mon âge, y pensez-vous ?
Et ma femme ? Et ma fille ?
Les deux femmes apeurées se pinçaient les lèvres. Pris d’un
courage soudain, le libraire demanda à Sébastien d’emmener sa fille dans le
fourgon des cartes.
— Et vous ?
— Mélanie et moi nous restons dans la voiture.
— Soyez raisonnable, monsieur Sautet…
— C’est vous qui invoquez la raison, dans de pareilles
circonstances ? Allons, il n’y a qu’une route. Une calèche nous prendra à
son bord. Il y a d’anciens habitants de Moscou que je connais, dans notre
piètre cortège.
— Soit, dit Sébastien. Mademoiselle…
Il aida Mademoiselle Sautet à descendre sur le marchepied
glissant, la prit dans ses bras pour lui éviter une chute et la disposa comme
il put entre les dossiers et les rouleaux qui occupaient l’espace du fourgon.
Le chien Dimitri aboyait. Sautet se pencha à la portière, un livre au bout du
bras :
— Monsieur le secrétaire, ce volume est tombé de votre
sac, ce serait dommage pour vous de le perdre.
— Merci, monsieur, merci.
Sébastien prit le volume, un Sénèque sur la Tranquillité
de l’âme dont le libraire, par moquerie ou fanfaronnade, lui récita un
extrait :
— Lorsqu’on considère d’avance tout ce qui peut
arriver comme devant arriver, cela amortit toujours le choc du malheur. Mais
prenez soin d’Émilie…
— C’est promis, monsieur Sautet.
Le fourgon s’en alla. Sébastien, en doublant la berline
immobilisée, vit à l’intérieur le libraire et sa femme enlacés. Il baissa le
regard. Les aboiements se prolongeaient. Le chien noir gambadait à côté du
fourgon. Le secrétaire se pencha, tendit la main, souleva la bête par la peau
du cou pour la poser sur ses genoux, sous la couverture de loup. Le cocher leva
les yeux au ciel.
La réalité tourmentait Sébastien Roque. Personne ne l’avait
préparé à la cruauté. Il se répétait que les fourgons archibondés du
secrétariat ne pouvaient pas recueillir le libraire et son épouse, et que,
déjà, il avait outrepassé le règlement en embarquant leur fille dans le ramas
des cartes et des documents administratifs (peut-être le lui reprocherait-on).
Qu’allaient devenir les Sautet ? Aucune voiture ne s’arrêterait pour les
sauver ; le libraire avait donné cet argument pour décharger la conscience
du jeune homme, c’était élégant, c’était courageux, c’était faux. Ils
mourraient de faim ou de froid si des paysans ne les massacraient pas avant.
Sébastien se méprisait et se fabriquait à la fois des excuses en caressant le
chien Dimitri qui lui procurait un peu de chaleur.
— Nous arrivons, dit le cocher.
— Où ça ?
— À Krasnoïe, sans doute.
Du fouet, il montra dans les lointains un fatras de bicoques
dont les toits croulaient sous une neige épaisse. La file ininterrompue des
régiments et des berlines s’y acheminait. Et toujours, toujours des chevaux
crevés, des corps statufiés sur le bas-côté qu’ils regardaient avec lassitude,
comme des bornes. Ils n’étaient cependant pas arrivés. La route s’abaissait
dans un défilé aux parois de verglas. À l’entrée d’un pont étroit, voitures et
fourgons s’emmêlaient. Un caisson du Trésor s’ouvrit en chutant et déversa une
pluie de pièces d’or. Des soldats prostrés stationnaient au bord de la ravine.
Sébastien voulut voir. Empêché de rouler, le cocher râlait : « Z’êtes
trop curieux, monsieur. » Quand Sébastien repoussa la couverture, le chien
noir bondit dans la neige.
En bas, les pièces d’or étaient tombées sur un troupeau de
bœufs. Des centaines de bêtes avaient gelé les yeux ouverts, ce n’était qu’un
enchevêtrement de cornes et de mufles rigides, sertis dans la glace. Les
premiers avaient quitté la route, peut-être aveuglés par une tempête, leurs
congénères avaient
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