Il neigeait
braillements
retentissaient dans le silence. Sébastien ouvrit un œil, au fond de la berline
qu’il partageait depuis Moscou avec Fain et la famille du libraire, bouche
ouverte, qui ronflait. « Debout ! debout ! » répétait le
capitaine Vautrin en bourrant de coups l’un de ses hommes. L’officier ficha son
bâton dans la neige, secoua l’endormi et beugla aux rescapés du 2 e bataillon :
« Debout ! Sinon vous allez finir comme votre camarade
Lepel ! » Sébastien laissa ses compagnons de voyage et avança près
des feux. Les soldats de la Garde étaient bien les seuls à porter des uniformes
à peu près ressemblants, des capotes grises, même effrangées, des shakos à
jugulaires sous le menton ; malgré leurs fourrures autour des oreilles et
leurs chiffons aux guêtres, ils avaient conservé une allure.
À la pointe d’une baïonnette, le capitaine Vautrin présenta
au secrétaire un morceau de viande grillée qu’il prit avec ses gants et dans
lequel il mordit. Il avait du mal à avaler, ne demandait même plus de quoi il
s’agissait, mâchait une chair noirâtre et filandreuse, qu’importe, il aurait
volontiers été cannibale s’il n’y avait pas d’autre solution pour tenir jusqu’à
Paris.
Les tirailleurs reprenaient leurs fusils des faisceaux, l’un
d’eux se passa à l’épaule la bandoulière d’un tambour et commença à battre.
Sébastien regagna son poste sur le siège de la berline. Il sentit une animation
semblable près des voitures de la suite. Le jour se levait, laiteux, mais par
vingt degrés de froid il ne neigeait plus. Regardant la croupe de ses deux
chevaux avant de les tâter du fouet, il s’avisa que celui de gauche était en
sang, un sang noir coagulé en caillots et en croûtes. Il sauta de son siège et
grimaça : pendant la nuit, des fricoteurs avaient découpé de larges
biftecks dans les cuisses de l’animal que la basse température avait rendu
insensible.
— Monsieur le baron…
— Nous repartons ? bredouilla le baron Fain sous
ses couvertures, l’œil plissé.
— Ça va être difficile, avec un seul cheval.
— Que me racontez-vous, monsieur Roque ?
— Venez voir.
— Ah là là, quelle horreur allez-vous me montrer !
— Qu’y a-t-il ? s’inquiéta le libraire en
émergeant.
— Vous le saurez assez tôt, marmonna le baron qui
accompagna Sébastien vers le cheval mutilé.
Le cocher du fourgon des cartes et des archives était venu
voir et il hochait la tête :
— Pas joli, ça, pas joli…
— Gardez vos commentaires, dit le baron, exaspéré par
ce dangereux contretemps.
— Que faisons-nous ?
— D’abord, monsieur Roque, ôtez ce pauvre animal du
brancard.
— Il n’en restera qu’un, il ne pourra pas tirer notre
berline, même s’il a eu sa part d’avoine à Smolensk.
— Ah ça, dit le cocher, pour une voiture de cette
taille, il en faudrait quatre à l’attelage.
Le baron réfléchit. Le 2 e bataillon des
tirailleurs s’était mis en marche derrière ses tambours et son drapeau roulé
dont on ne voyait que l’aigle au-dessus des shakos.
— Je vais monter le second cheval, décida le baron. On
y mettra un bagage succinct. Vous, monsieur Roque, vous suivrez avec nos
fourgons, sur le siège de ce cocher.
— Et les Sautet ?
— Qu’ils marchent comme tout le monde. Après tout, le
docteur Larrey préconise la marche pour éviter l’engourdissement. Vous leur
expliquerez.
Le cheval charcuté à vif était tombé dans la neige, secoué
de spasmes ; il soufflait par les naseaux une buée vite changée en glace,
comme cette larme que Sébastien crut lui voir au coin de son œil rond. Le baron
choisit l’essentiel qu’il fourra dans une sacoche. Quand il fut prêt, il grimpa
sur le cheval valide, sans selle ni étriers, entoura l’encolure de ses bras, le
nez dans la crinière. Il donna des pressions de genoux dans les flancs de sa
monture et trotta derrière le bataillon en prévenant son commis :
— Je dégotterai une selle sur la route, personne
n’aurait l’idée de s’en surcharger.
— Vous m’suivez ? proposa le cocher à Sébastien.
— Oui, mais je dois prévenir nos passagers…
— Dépêchez-vous, on n’a pas besoin de perdre du temps.
La mission était délicate. Sébastien détestait ce rôle de
mauvais augure. Il voulait s’endurcir, et cela lui était aisé dans l’entourage
de Sa Majesté, mais dans le cas présent, comment expliquer au
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