Je n'aurai pas le temps
serai plus grand, j’aurai un immense terrain, j’y planterai de grands arbres et je les soignerai avec amour.
André, mon grand frère
Ce n’est que très progressivement et récemment que j’ai réalisé l’importance que mon frère aîné, André, a eue pour moi tout au long de mes jeunes années. Il est celui qui a tracé devant moi le sentier traversant ces terres encore inexplorées, inquiétantes et délicieusement troublantes, de l’adolescence.
Cela se passait autour de la table familiale, lors des repas. André, qui me précédait d’une année au collège, y parlait avec enthousiasme des professeurs et des cours qui l’avaient marqué pendant la journée. J’ignore s’il se doutait avec quelle avidité je buvais ses paroles. J’étais littéralement suspendu à ses lèvres ! Il était pour moi comme lemessager, l’annonciateur d’un monde excitant : celui de la culture.
Non pas que la culture ait été absente de la famille. La musique y était présente par les sonates de Beethoven – Clair de lune , Appassionata – que ma mère jouait au piano, et par les opérettes de Johann Strauss et de Franz Lehar que mon père affectionnait. La littérature aussi, par quelques livres reliés, prix reçus au couvent des Sœurs de Lachine, par ma mère, Lettres de Mme de Sévigné, Caractères de La Bruyère – et par quelques pamphlets québécois généralement nationalisants. La peinture n’y était pas pour autant délaissée. Je conserve encore précieusement une œuvre du peintre montréalais Vincent Damphousse, représentant une rivière se perdant à l’horizon, tableau qui m’emmenait dans des rêveries sans fin…
C’est de la bouche d’André que j’entendis pour la première fois parler d’Homère, d’Achille au talon fragile, du cheval de Troie, de la belle Nausicaa, de Circé l’ensorceleuse qui gardait Ulysse captif dans son île enchantée, des Lotophages mangeurs d’hommes, et de Pénélope tissant inlassablement dans l’attente du retour d’Ulysse. Il évoquait ce professeur qui leur lisait avec éloquence les discours de Cicéron et je connais encore par cœur l’hymne national grec qu’il nous a chanté un jour au déjeuner !
L’année du cours classique baptisé « Belles-Lettres », il avait été initié aux poètes symbolistes : Verlaine, Rimbaud et Baudelaire. À cette époque, les années 1940, le catholicisme et le puritanisme étaient omniprésents dans la société locale, et les poèmes étudiés dans ce cours étaient soigneusement sélectionnés. Mais le simple fait de connaître l’existence d’autres œuvres plus sulfureuses de ces mêmes auteurs leur donnait l’attrait fascinant du fruit défendu que je me promettais de cueillir un jour ou l’autre.
C’est aussi grâce à André que j’ai abordé la musique de Wagner. Je l’entends encore parler de L’Anneau du Nibelung ,du Crépuscule des dieux , et surtout des leitmotive qu’aux dires d’un de ses professeurs Wagner avait incrustés dans sa musique comme autant de rappels des protagonistes de ses opéras : Siegfried, Wotan, Brunehilde. Tout cela s’inscrivait en moi d’une façon quasi viscérale. Je le ressentais comme un parcours à accomplir, comme un appel auquel je répondrais un jour…
Et de fait, plus tard, j’ai écouté attentivement chacun de ces opéras, je les ai vus sur scène, j’ai identifié les leitmotive. C’est fort de cette préparation que je suis allé il y a quelques années à Bayreuth, ville culte de Wagner, assister au festival qui se répète annuellement depuis plus de cent ans. La semaine que j’y ai passée a été un moment grandiose de mon existence : dans l’intensité sonore de ces lieux magiques, au travers des grandes envolées de la musique qui me saisissaient de plaisir, j’avais le sentiment de récolter pleinement le fruit de ce projet qui avait mis plusieurs décennies à mûrir après avoir pris racine, un midi, à table, sur des paroles d’André, par la magie du mot « leitmotiv ».
L’influence de mon frère sur mes goûts artistiques s’est prolongée bien au-delà de nos années de collège. Je lui dois ma passion pour Gustav Mahler, pour Richard Strauss et bien d’autres encore. Je sais maintenant que tout ce qui le touche a de fortes chances de m’émouvoir aussi.
Je me suis beaucoup interrogé sur les raisons qui nous ont portés à avoir tant de goûts communs pour tout ce qui a trait à l’art.
Weitere Kostenlose Bücher