Je n'aurai pas le temps
L’ambiance familiale, empreinte de curiosité et de vénération pour la nature, nous prédestinait-elle à cette quête perpétuelle de formes artistiques nouvelles ?
L’appréhension de la sexualité naissante est particulièrement vive dans une famille où l’on n’aborde jamais ce sujet, où le mot même n’est pas prononcé, comme si « cela » n’existait pas. C’est à André encore que je dois d’avoir vu mes premières représentations du corps féminin. Il avaitinstallé son « musée » personnel sur les murs inclinés du grenier de Bellevue. Parmi les reproductions de la cathédrale de Paris, du pont d’Auvers de Van Gogh et des anges rayonnants du portail de la cathédrale de Reims, il y en avait deux autres bien plus troublantes. Celle d’une hindoue au port quasi hiératique, sortant de son bain rituel dans le Gange, laissant deviner, sous le fin tissu de la robe de soie mouillée, les formes gracieuses de son corps juvénile. Celle aussi où les Tahitiennes aux seins nus de Gauguin étalaient leurs couleurs vives.
Nos parents n’ont jamais fait aucun commentaire sur cette exposition… En connaissaient-ils l’existence ? Je ne l’ai jamais su ! Quant à moi, alors que je la découvrais par un jour de grande chaleur, j’ai senti qu’André m’ouvrait une voie nouvelle sur le long chemin de la découverte du monde. Dans ce cadre de beauté et de mystique, et contrairement à tout le conditionnement dans lequel mon éducation m’avait emprisonné, j’ai compris que la sexualité s’intégrait tout naturellement dans le courant de la vie et que l’émoi pouvait se vivre dans la liberté et la dignité.
Les p’tites cousines
« As-tu fait tes devoirs ? As-tu appris tes leçons ? » Dans la famille, tout au long de l’année scolaire, une seule et grande préoccupation : les études. Les fêtes étaient peu fréquentes et les amis, triés sur le volet sévère de l’appréciation parentale, étaient rares. Alors l’été, à Bellevue, quel bonheur de retrouver nos cousines germaines, Madeleine et Hélène !
Les p’tites cousines, c’était l’enchantement d’un monde féminin sous le même toit que nous. La perspective de ces retrouvailles illuminait les jours qui les précédaient. Nous vivions, par anticipation, les promenades matinales aux premiers rayons du soleil qui doraient les champs d’avoine…C’était aussi la promesse de longues balades en chaloupe jusqu’à la nuit. Et sur le quai, au retour, l’ombre effrayante de leur père, gardien de leur vertu, dressé comme la statue du Commandeur, nous attendant dans un silence de plomb. S’il avait su comme il n’avait rien à craindre ! Nos émois d’adolescents se traduisaient tout au plus par de longues conversations sur nos lectures : Verlaine, Claudel, Péguy, Saint-Exupéry, les « bons » auteurs de nos collèges.
La musique était notre occupation favorite. Placer le phonographe familial sur une table du jardin, tandis que l’obscurité s’installait sur le lac et que le vent faisait bruisser les grandes feuilles des peupliers, s’asseoir sur la pelouse encore tiède de la chaleur du jour et, conscients de nos présences mutuelles, troublés mais silencieux, écouter le Magnificat de Bach, La Flûte enchantée de Mozart ou Le Sacre du printemps de Stravinsky, tels étaient les grands moments émotifs et culturels de nos étés. J’ai rarement connu de plaisirs plus intenses.
Chapitre 5
Au collège Brébeuf : Saturne et les cristaux nacrés
«
V ous ferez vos études chez les bons Pères jésuites, au collège Brébeuf. » Je revois le visage de ma mère, calme, souriante et parfaitement déterminée, annonçant cette nouvelle à mes frères et à moi un matin, au petit déjeuner. J’avais huit ans. Elle ajouta : « Ce sera votre héritage ; nous n’aurons pas grand-chose à vous laisser, mais vous aurez au moins cela : l’instruction. » Pour le modeste salaire de mon père, représentant de commerce, c’était là une lourde charge financière. Je ne me rendais pas compte alors du privilège qui m’était accordé.
J’ai passé dix ans dans cet établissement. J’en ai gardé plutôt de bons souvenirs. Je ne faisais pas partie des « premiers de la classe ». Mes notes étaient bonnes, sans plus, sauf en mathématiques, matière qui m’amusait comme un jeu et dans laquelle j’excellais. J’ai aimé la plupart des enseignants, qui me le rendaient bien.
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