Je n'aurai pas le temps
de notre maison de Bellevue que j’ai commencé à assouvir ma soif de connaissances. Les grandes malles en bois qui y étaient entreposées débordaient des manuels de classe rangés sous les combles à la fin des études de mes oncles et cousins. J’y montais dans la torpeur des après-midi d’été. Je tirais les lourdes valises vers la lumière des lucarnes. J’en ouvrais difficilement les loquets grippés qui les avaient si longtemps maintenues closes. Dans l’odeur fade des tissus détériorés qui en matelassaient les parois, j’en extrayais les objets de ma convoitise : précis de science physique, chimique, biologique et surtout astronomique. Un trésor inestimable de livres écornés, aux pages souvent décollées et parfois soulignées à grands traits de crayon gras. Assis dans un coin, parmi les lampes brisées et les chaises à trois pattes, je les feuilletais puis emportais dans ma chambre ceux qui me paraissaient les plus simples, les plus pédagogiques, les plus prometteurs… L’odeur fanée des chapeaux à plumes d’autruche réduites en poussière et des corsets à baleines de ma mère jeune fille me revient en mémoire à chaque fois que j’évoque ce grenier et ses richesses surannées.
J’ai retrouvé, des années plus tard, le livre qui m’avait procuré les plus grandes émotions : D’où venons-nous ? de l’abbé Moreux. La couverture, d’un bleu profond, présentait au premier plan un homme scrutant la galaxie d’Andromède, nébuleuse blanchâtre, étalée dans l’immensité obscure du ciel nocturne. Le mot anglais awe , difficilement traduisible en français (stupeur sacrée ?), décrit assez bien la fascination engendrée par cette image dont le silence qu’elle mettait en relief n’était pas la moindre des composantes. C’est cette même impression que le cinéaste Fellini a si bien su reproduire dans plusieurs de ses films, en particulier dans Amarcord quand s’avance dans la nuit un grand paquebot illuminé.
Je découvrais l’existence merveilleuse de ce monde de l’astronomie, des photos des planètes, des nébuleuses, des galaxies. Je relisais chaque page plusieurs fois pour m’assurer de bien la comprendre mais surtout pour me conforter dans l’idée que j’étais en train d’accéder à un monde bien réel, au-delà du quotidien, et qui méritait que je lui accorde la plus grande attention et les plus grands efforts. Un peu, j’imagine, ce que ressentaient les explorateurs abordant des îles vierges, prêts à se confronter aux plus grandes difficultés pour en découvrir les richesses.
Les îles
Mon premier territoire d’exploration s’appelait tout simplement « les îles ». On les voyait au loin, de la fenêtre de notre cuisine. Il s’agissait d’une zone marécageuse d’où émergeait un archipel d’îlots minuscules, que les crues de printemps recouvraient périodiquement. « Aller aux îles » était pour moi la promesse d’un enchantement. On s’y rendait en chaloupe ou en canoë. Même avec un vent favorable, il fallait ramer au moins une heure. Les efforts déployés étaient récompensés par le spectacle qui, progressivement, se révélait. Les joncs qui entouraient les îles s’étalaient en vastes et denses prairies. Leurs masses compactes semblaient interdire tout accès aux terres encore lointaines que les feuillages jaunes des saules annonçaient à distance.
On pouvait les atteindre en suivant un certain nombre d’instructions transmises uniquement aux amis. Comme les navigateurs des siècles passés, nous tenions à garder secrète la route de « nos » îles. Ayant longé un massif de joncs jusqu’à ce que deux groupes d’arbres se trouvent en alignement, une brèche étroite fendait l’épaisse végétation. On la manquait facilement. Ce mince canal marquait l’entrée du « chenal Cardinal ».
Un coup d’aviron, et le canoë s’engageait entre deux parois végétales, si hautes que nous nous sentions coupés du monde. Plus de vagues. Plus de vent. La frêle embarcation glissait en silence sur les eaux calmes. Au rythme de l’aviron, les méandres du chenal déroulaient en succession leurs peuples d’herbes et de fleurs. De grandes surfaces vertes se présentaient parfois, formées d’un épais tapis de feuilles de nénuphars, d’où émergeaient, çà et là, de grasses corolles jaunes. Alertées, les grenouilles, habitantes de ces feuillages, plongeaient promptement dans un bruit d’eau qui
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