Je n'aurai pas le temps
première, c’est que les expérimentateurs et les observateurs ont souvent tendance à minimiser les marges d’incertitude que présentent leurs résultats. On s’en rend compte au fil du temps, lorsque les estimations s’affinent. La seconde, c’est que l’observateur qui effectue une mesure connaît quelquefois à l’avance la valeur numérique prévue par le théoricien. Et, de son côté, il se peut aussi que ce dernier soit au courant du chiffre qui a été obtenu en laboratoire ! Le chercheur peut ainsi être influencé par les travaux antérieurs. Il ne s’agit pas de malhonnêteté, mais d’une pulsion plus ou moins consciente que tout scientifique doit reconnaître chez lui. Les anecdotes sur ce sujet sont nombreuses.
Chapitre 22
Au laboratoire d’Orsay :
le trio lithium-béryllium-bore
V ers la fin de mon séjour en Belgique se produisit un événement qui allait changer mon existence. Venu assister aux leçons que je donnais à Bruxelles, René Bernas, un physicien qui dirigeait un groupe de chercheurs au CNRS en France, m’avait entendu appeler de tous mes vœux la mise en œuvre d’un programme de recherches sur les propriétés des atomes de lithium, béryllium et bore. Après ma prestation, il me dit que son équipe et lui travaillaient à ce sujet depuis plusieurs années au laboratoire d’Orsay, au sud de Paris. Ils devaient obtenir d’ici peu les premiers résultats des expériences que je venais d’évoquer : « Aimeriez-vous vous joindre à nous en France pour participer à l’interprétation de ces nouvelles mesures ? » Ce fut comme un cadeau du ciel. Je voyais s’ouvrir à moi la possibilité de réaliser tous mes vœux : vivre en France et obtenir en laboratoire les résultats indispensables à la progression de mes recherches.
Acceptant ma candidature, le CNRS m’offrit un poste, et l’université de Montréal m’accorda une seconde année sabbatique. On me proposa en outre de redonner à Paris la série de cours sur la nucléosynthèse que j’avais présentée à Bruxelles. Cette offre me venait d’un chercheur français rencontré à l’Institute for Space Studies de New York, Évry Schatzman, un spécialiste de l’astrophysique nucléaire qu’Ed Salpeter, mon patron de thèse, tenait en haute estime.
Je profite de cette occasion pour rendre hommage au CNRS pour sa politique de recherche de longue durée qui avait permis à René Bernas de mener à terme un programme expérimental étalé sur de nombreuses années.
Quelques semaines plus tard, nous voilà donc, ma famille et moi, dans la Rambler bleue en route pour Orsay… Le laboratoire nous avait trouvé un appartement. Nos voisins étaient surtout des chercheurs en physique. Les jardins de la résidence fourmillaient d’enfants avec lesquels les nôtres devinrent rapidement amis. Le matin et le soir, nous retrouvions les parents qui attendaient leur marmaille devant la porte de l’école du Guichet. Lieu idéal de rencontre ! Des amitiés tissées à cette époque-là sont encore présentes dans nos vies.
Casser des noyaux
C’est dans un grand état d’excitation que j’entrai pour la première fois dans le laboratoire de René Bernas. J’avais enfin sous les yeux la réalisation du programme dont j’avais si longtemps rêvé. Des atomes de carbone et d’oxygène étaient bombardés par des protons de grande énergie. Les collisions avaient fracassé leurs noyaux. Parmi les débris, on trouvait des noyaux de lithium, de béryllium et de bore. Ici, on simulait les circonstances dans lesquelles, pendant des milliards d’années, dans le silence et le froid de l’espace interstellaire, sont nés ces atomes que nous retrouvons aujourd’hui sur notre planète. Les mots de Paul Valéry que j’ai repris plus tard pour intituler un de mes livres – « Patience, patience, patience dans l’azur. Chaque atome de silence est la chance d’un fruit mûr » – me sont alors revenus en mémoire.
Il fallait maintenant évaluer les proportions dans lesquelles chacun des cinq noyaux avaient été produits par les collisions (lithium-6, lithium-7, béryllium-9, bore-10,bore-11, voir fig. VI). Un appareil nommé « séparateur d’isotopes » permettait de les trier et de les compter séparément grâce à des champs magnétiques. Un peu comme on trie des boules par couleur pour les ranger dans des cases appropriées.
Simuler les rayons cosmiques
Les résultats montraient que ces
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