Je suis né un jour bleu
de
récréation venaient me trouver pour me taquiner en imitant ma main qui battait
et en se moquant de moi. Je n’aimais pas quand ils s’approchaient très près de
moi et que je sentais leur souffle sur ma peau. Alors, je m’asseyais sur le
béton dur et je mettais mes mains sur mes oreilles, attendant qu’ils s’en
aillent. Quand je me sentais très stressé, je comptais les carrés de 2 : 2,
4, 8, 16, 32… 1 024, 2 048, 4 096, 8 192… 131 072, 262 144…
1 048 576. Les nombres correspondaient à des formes qui me
rassuraient. Depuis que je savais que j’étais vraiment différent, les garçons n’étaient
plus très sûrs de la façon de me taquiner et se fatiguèrent bientôt devant mon
peu de réaction. Ce n’était pas ce qu’ils attendaient : je ne pleurais pas,
je ne m’enfuyais pas en courant. Les noms d’oiseaux continuèrent, mais j’appris
à les ignorer.
Les personnes touchées par le syndrome d’Asperger
cherchent à se faire des amis, mais ont beaucoup de difficultés à y réussir. Je
ressentais très profondément ce sentiment douloureux d’isolement et cela m’était
très pénible. Pour compenser ce manque d’amis, je créais les miens propres pour
m’accompagner durant mes promenades autour des arbres dans la cour de
récréation. Il y en a un dont je me souviens très distinctement encore aujourd’hui.
Quand je ferme les yeux, je peux toujours voir son visage – ratatiné mais
beau, au moins pour moi. C’était une très grande femme, de plus d’un mètre
quatre-vingt, couverte de la tête aux pieds d’un manteau bleu. Son visage était
très fin et creusé de rides parce qu’elle était très, très vieille – plus
de cent ans. Ses yeux étaient comme d’étroites fentes mouillées et souvent
fermés, comme absorbés dans de profondes pensées. Je ne lui demandai pas d’où
elle venait, cela n’avait pas d’importance pour moi. Elle me dit qu’elle s’appelait
Anne.
Chaque récréation se passait en longues
conversations réfléchies avec Anne. Sa voix était douce et toujours gentille, bienveillante
et rassurante. Je me sentais calme avec elle. Son histoire personnelle était
complexe : elle avait été mariée à un homme nommé John qui avait travaillé
comme forgeron. Ils avaient été heureux ensemble, mais n’avaient pas eu d’enfants.
John était mort, il y a longtemps, et Anne était seule mais très heureuse de ma
compagnie. Je me sentais très proche d’elle, parce qu’il n’y avait rien que je
puisse dire ou faire qui l’amènerait à m’aimer mal ou à s’éloigner. Je pouvais
me décharger de toutes mes pensées qu’elle écoutait patiemment, immobile, sans
jamais m’interrompre ou me dire que j’étais étrange ou bizarre.
Souvent, les conversations que nous
avions étaient philosophiques, nous parlions de la vie, de la mort, et de tout
ce qu’il y a entre les deux. Nous parlions de mon amour des coccinelles et de
mes tours de pièces de monnaie, nous parlions de livres, de nombres, de grands
arbres, de géants et de princesses de contes de fées. Parfois, je posais à Anne
une question à laquelle elle ne répondait pas. Un jour, je lui demandai pourquoi
j’étais tellement différent des autres enfants, mais elle secoua la tête en me
disant qu’elle ne pouvait pas répondre. Je pensais que la réponse devait être
terrible et qu’elle essayait de me protéger. De sorte que je ne lui posai plus
jamais cette question. En revanche, elle me dit de ne pas m’inquiéter des
autres garçons et que tout se passerait bien. Elle me disait beaucoup de choses
pour me rassurer et cela marchait toujours. Quand je la quittais, je me sentais
toujours heureux et apaisé.
Un jour, alors que je marchais comme d’habitude
parmi les arbres en frappant leur écorce rugueuse avec mes talons, elle apparut.
Elle était silencieuse, d’une manière que je ne lui avais jamais vue. Elle me
demanda de la regarder parce qu’elle avait quelque chose d’important à me dire.
C’était difficile, mais je levai la tête. Sa bouche était très fermée et son visage,
plus doux et plus brillant que les autres fois. Elle ne dit rien pendant
plusieurs minutes et puis parla très, très doucement, lentement, m’informant qu’il
fallait qu’elle s’en aille et qu’elle ne reviendrait pas. Je devins très
nerveux et lui demandai pourquoi. Elle me répondit qu’elle était en train de
mourir et qu’elle était venue me dire adieu. Puis elle
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