Jean sans peur
Saïtano conduisit Laurence dans le dédale du palais. Bientôt, ils se trouvèrent dans les jardins et atteignirent la poterne par laquelle ils étaient entrés dans l’Hôtel Saint-Pol.
– Ainsi Jean de Bourgogne m’échappe, grondait en lui-même le sorcier. Le parchemin que cette femme porte sur elle aura été inutile… cette fois, du moins ! Mais comment détourner de son cours le torrent d’amour d’une mère qui veut sauver sa fille ?…
Et levant un sombre regard sur Laurence, pour la première fois de sa vie, Saïtano sentit le frisson de l’admiration le secouer. Elle venait de parcourir un long chemin, portant sa fille dans ses bras, et elle ne semblait nullement fatiguée.
– Où est placé le centre de cette force incompréhensible ? songeait le savant. Quelle puissance inconnue permet à cette femme, en somme mal organisée pour l’effort physique, de déployer une telle résistance à l’énorme fatigue qu’elle doit éprouver ?
Laurence marchait d’un pas ferme, les yeux fixés devant elle.
Elle ne regardait pas sa fille. Elle la tenait doucement serrée dans ses bras, comme si elle eût craint de lui faire du mal. Où allait-elle ? Quel intérêt la guidait ? Elle semblait sûre de sa route. Elle ne faiblissait pas. À aucun moment, elle ne parut éprouver cette lassitude que prévoyait le sorcier. Et lui, bouleversé d’étonnement et d’admiration, la suivait dans la rue Saint-Antoine où elle venait de s’engager. Il la toucha au bras.
– Ne vaut-il pas mieux déposer cette enfant dans l’une de ces maisons ? dit-il.
Laurence ne répondit pas et continua de s’avancer d’un pas égal et ferme, sans hâte.
– Allons, reprit le sorcier, il serait bon de la mettre dans une litière, et nous la transporterons où vous voudrez…
Laurence ne parut pas avoir entendu…
– Écoutez ! dit rapidement Saïtano. La ville est en rumeur. Voyez ces bandes de gens armés qui vous regardent passer. On va s’étonner de vous voir porter cette morte…
– Morte ! râla Laurence d’une voix rauque. Qui dit que ma fille est morte…
– Soyez prudente ! dit Saïtano avec force. On va vous arrêter…
– Qui donc l’oserait ! dit Laurence.
Elle s’arrêta un instant. Elle considéra de ses yeux hagards ces bandes que lui signalait Saïtano, et qui, en effet, la considéraient avec étonnement. Elle parut les défier… défier la rue… défier Paris entier. Et il y avait une telle majesté dans l’expression de ce visage livide que Saïtano, avec une irrésistible force de conviction, dit à haute voix :
– Non ! nul n’osera se placer devant la mère qui emporte son enfant !…
Et Laurence continua de marcher. Et le double miracle s’accomplit.
Nul ne s’approcha de Laurence. Devant elle, les groupes s’ouvrirent. Des femmes comprirent sans doute ce que faisait cette femme qui passait, car elles se signèrent en pleurant. Et pas un instant Laurence ne faiblit… Elle marcha d’un pas raidi, égal et ferme, prenant garde seulement de ne pas lui faire mal en la serrant trop fort dans ses bras.
Ce fut ainsi qu’elle parvint devant un hôtel abandonné, aux portes disjointes ou abattues comme après un siège…
– Le logis Passavant ! dit Saïtano.
C’était au logis Passavant que son instinct l’avait conduite !… Là où s’était écoulée son enfance, là où elle avait été heureuse avec Roselys, Laurence d’Ambrun était revenue !…
Elle entra, monta l’escalier sans hésiter et gagna la chambre que jadis elle avait habitée. Le berceau de Roselys était là, toujours, mais couvert de poussière comme tous les meubles de la pièce.
Laurence déposa sa fille sur le lit.
Et debout, près de ce lit, sans larmes, pétrifiée, elle s’abîma dans sa douleur muette, s’enfonça lentement dans les gouffres du désespoir. Saïtano s’était élancé au dehors, vers la Cité. Il entra dans son logis et dans l’armoire de fer, qu’il ne songea pas à refermer, prit cinq ou six flacons. Puis il courut chez Ermine Valencienne et l’emmena avec lui. Lorsqu’il rentra dans la chambre de Laurence, il la vit toujours debout près du lit, les yeux sans larmes fixés sur le visage de Roselys. Parfois seulement, elle se penchait, écartait d’un doigt léger les cheveux blonds qui retombaient sur ce front si pur, et déposait un baiser, à peine un souffle, comme jadis, quand elle avait peur de la réveiller…
Saïtano
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