Jean sans peur
le tribut qu’elle payait au regret. Le regret de la vie ! Si jeune, avec tant de choses dans le cœur, quand la vie s’ouvrait à elle, radieuse, belle, charmante, auréolée de purs rêves d’amour qui la faisaient pareille à une de ces exquises aurores de printemps, il fallait mourir !…
Très vite, cette rêverie suprême prit une forme précise.
Dans cette minute où elle allait mourir, Odette sentit que, pour elle, regretter la vie c’était regretter le chevalier de Passavant.
Le chien allait et venait, reniflait, grondait.
Odette n’y prenait pas garde.
Un bruit léger, tout à coup, la fit tressaillir. Elle leva les yeux et vit que la porte du petit salon venait de s’ouvrir. Dans le long couloir, elle entrevit une forme qui fuyait. C’était la femme, c’était la nouvelle gouvernante. Ce fut une indistincte et rapide vision qui s’évanouit.
– Ô ma bonne et chère Margentine ! murmura Odette. Ô mon pauvre Champdivers, adieu, je vais…
Elle n’en dit pas plus long. À cet instant même, elle fut debout, tremblante, saisie d’horreur. Ses yeux agrandis par l’épouvante se fixaient sur un être qui, le long du couloir, venait d’un pas souple et silencieux.
Comme dans les cauchemars, elle voulut fuir et se sentit rivée à sa place. La nausée de la terreur souleva son cœur. Elle fut livide. La sueur coula sur son front. Elle regardait. Elle eût tout donné pour pouvoir détourner ses yeux.
La tigresse !… Impéria !… La tigresse était là, à quatre ou cinq pas, fouettant l’air de sa queue, apprêtant son onduleuse échine pour le bond. Elle avait la gueule entrouverte. Un souffle chaud s’en échappait.
Odette eut un faible gémissement, et, les jambes brisées, retomba dans le fauteuil.
Puis elle ferma les yeux.
Presque au même instant, elle les rouvrit : le fauve venait de pousser son rugissement… et ce que vit alors Odette lui apparut comme la suite nécessaire, fatale, du cauchemar qui l’étreignait.
Au moment où la tigresse allait bondir, un autre être, un animal, avec une tranquillité majestueuse et terrible, s’était placé devant Odette.
C’était Major !
Le chien leva les yeux vers sa maîtresse. Clairement, il dit : N’aie pas peur.
Étonnée d’abord, une seconde hésitante devant cette rencontre imprévue, la tigresse, lentement, se mit à ramper vers le chien. Lui ne bougea pas. Seulement il frissonna. Son poil hérissé parut agité comme des vagues. Il continua à regarder le fauve. Peut-être le pauvre Major se disait-il que mieux valait ne pas voir. Mais son grondement se fit plus sourd, plus profond.
D’un battement formidable de sa queue, la tigresse renversa une table. Elle eut un long bâillement qui se termina en rugissement, et elle s’avança…
À cet instant, comme une sensation de bruits irréels, Odette entendit deux jappements brefs, et comme une vision d’image sans existence, au fond des chaos de son rêve, elle vit un entrelacement confus des deux êtres en présence. Tout de suite, les brumes qui enveloppaient ces choses, comme emportées par un souffle de tempête, se dissipèrent, – et Odette vit !
Major avait sauté sur la tigresse et l’avait coiffée.
D’un coup de sa mâchoire de fer, il lui avait arraché une oreille.
De son côté la tigresse, d’un coup de patte, avait labouré le cou du chien.
Une large flaque rouge s’étalait, et lentement gagnait de la place. Une violente odeur de sang, parmi l’âcre odeur du fauve, montait.
La lutte avait duré une demi-seconde. Et maintenant les deux bêtes, prenant de la réflexion et ramassant des forces, se regardaient dans leur attitude première : Impéria, l’échine ramassée, les lèvres soulevées par un rictus de haine, battant l’air de sa queue, très lentement ; Major, placé de côté, semblant ne pas voir l’ennemi, le poil hérissé, les dents prêtes, l’œil féroce, la tête un peu basse. Un double grognement sortait de là, mais à peine sensible.
En somme, ils étaient comme avant l’escarmouche. Seulement Impéria avait au côté gauche de la tête l’affreuse blessure de son oreille arrachée – et une large raie sanglante courait sur le cou allongé de Major.
Brusquement eut lieu la deuxième attaque. Impéria se détendit et tomba sur Major. Le chien roula en boule. Il y eut un rugissement rauque et un furieux jappement très clair, puis des grognements confus. Il n’y eut plus qu’une mêlée informe
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