Jean sans peur
d’où parfois jaillissait une griffe, où on eût pu entrevoir la gueule sanglante du chien et le mufle rouge de la tigresse. Cela apparaissait et disparaissait. Un hurlement de douleur, un bâillement de souffrance et de rage, quelquefois, montaient de ce groupe tordu, enlacé, roulant d’un bout à l’autre de la pièce, parfois se dressant tout entier, comme composé d’un seul être, puis retombant à plat.
Aussi soudainement qu’elle avait commencé, la bataille cessa.
Elle avait duré une vingtaine de secondes.
Maintenant les deux bêtes se tenaient à cinq pas l’une de l’autre. Toutes deux étaient méconnaissables. Major à demi éventré, couturé de larges balafres rouges ; il tremblait sur ses pattes, comme on les voit vaciller à l’heure de l’agonie ; il tenait la tête basse, le museau sur le tapis ; son poil ne se hérissait plus, sa voix ne grondait plus, mais son œil, de côté, surveillait encore la tigresse. Impéria râlait. L’oreille droite était arrachée comme la gauche. Son sang coulait par cinq ou six profondes ouvertures à la gorge. La tigresse était allongée sur le tapis. Son flanc haletait. Ses griffes rentraient et sortaient.
Deux minutes se passèrent.
Impéria se remit debout. Major s’apprêta à la lutte suprême.
Et la bataille recommença.
Avec une sorte de gémissement, Impéria leva la griffe et tenta de labourer le crâne de l’ennemi. Elle fit cela avec lenteur, désespérée que ce ne fût pas un coup de foudre. La griffe traça un nouveau sillage sanglant. Major, avec la même effroyable lenteur, tourna la tête vers la gorge de la tigresse et donna son coup de mâchoire. Une nouvelle fontaine de sang s’ouvrit à la gorge d’Impéria.
Elle voulut encore donner de la griffe. Mais son énorme patte impuissante retomba lourdement.
Les deux ennemis se regardèrent : deux regards lamentables, mornes, affreux de haine.
La fin de cette étrange bataille fut plus étrange que les péripéties de la bataille. Comme ils se regardaient aussi avec le désespoir de ne pouvoir se tuer, une dernière secousse des forces nerveuses ranima le grand chien et, rudement, il donna son coup de mâchoire.
Alors, la tigresse gémit de rage désespérée.
Puis, chose vraiment terrible à voir, elle recula devant le chien, en gémissant.
Vacillant sur ses pattes, la tête basse, l’œil en dessous, Major s’avançait, et la tigresse reculait. Elle atteignit ainsi le couloir dans lequel elle entra, laissant derrière elle un sillage rouge. Elle s’en alla en gémissant. On eût dit le sanglot de quelque chef barbare pleurant sur sa défaite.
Major se mit en travers de la porte ouverte et regarda la tigresse s’en aller.
Ce fut seulement lorsque Impéria eut disparu au loin que le chien se laissa tomber sur le flanc et, exhalant un long soupir, leva un instant les yeux sur Odette.
Lorsque la reine Isabeau vit revenir sa tigresse à demi-morte et se traînant à peine, elle eut le terrible pressentiment de son malheur – et que l’intrigante lui échappait. Sur un mot d’elle, Bois-Redon s’élança.
Et maintenant, il faut la chose invraisemblable, mais véridique : pendant l’absence de Bois-Redon, Isabeau oublia Odette, le roi, Jean Sans Peur et qu’elle fût reine – elle oublia tout, pour soigner la tigresse.
Ces dix minutes pendant lesquelles elle pleura des larmes de pitié, s’ingénia à rafraîchir les blessures, à les panser, à les couvrir d’onguents, ces dix minutes durent compter parmi les plus jolies et les plus pures de sa vie.
Bois-Redon revint et fit son rapport :
– Impéria s’est rencontré avec Major, voilà le diable. Il y a eu bataille. Si vous m’aviez laissé faire l’autre nuit, le chien ne se fût pas trouvé là, et…
– Et elle ? interrogea Isabeau avec une violente impatience.
– Saine et sauve. C’était à prévoir. Ce Major, ajouta Bois-Redon avec sympathie, est aussi fort que moi.
– Mais que fait-elle ? hurla Isabeau démente de rage.
– Impossible de l’approcher. Le roi…
– Quoi ! Mais parle donc, brute ! Es-tu donc plus brute encore que le chien ?
– Voilà, dit tranquillement Bois-Redon. Le roi, maintenant, est dans les appartements de la demoiselle de Champdivers. Il a échappé à Tosant et Lancelot qui sont pourtant deux ermites de première force. Prévenu par qui ? Je ne sais. Mais il est là avec dix ou quinze de ses gentilshommes, et son capitaine.
Isabeau se
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