Jean sans peur
tut. Elle frissonnait. Elle grelottait. Sa figure était livide. Elle ne risquait pas un geste. Elle se mordait les lèvres pour ne pas prononcer un mot. Toutes ses forces, elle les employait à triompher de l’affreuse crise de fureur qui se déchaînait en elle et qui l’eût laissée inerte pour plusieurs heures si elle se fût abandonnée.
Isabeau, frénétiquement, de toute son âme, voulut que, tout de suite, cette nuit même, la question fût tranchée. Elle ne pouvait plus attendre : il fallait qu’Odette disparût.
Comment ? À qui s’adresser ? Quel moyen employer, maintenant surtout que l’éveil était donné ?
Tout à coup un sourire crispa ses lèvres encore tremblantes de rage. Rapidement elle s’enveloppa d’un manteau, rabattit la capuche sur sa tête, et dit à Bois-Redon : En route !
– Où allons-nous ? demanda paisiblement le colosse.
– Chez Saïtano, répondit la reine.
Il était à ce moment un peu plus de onze heures et demie.
C’était le moment où le chevalier de Passavant venait de pénétrer chez le sorcier de la Cité pour lui demander compte de ses mensonges. On a vu que cet entretien avait fort mal tourné pour le chevalier, et que Saïtano était parvenu à l’endormir en lui plaçant sur la bouche un linge imbibé de quelque liquide à exhalaisons stupéfiantes.
Le chevalier, plongé dans un sommeil léthargique, fut porté par Saïtano et Gérande sur la table de marbre, dans la salle où, enchaînés sur leurs escabeaux, attendaient Bruscaille, Bragaille et Brancaillon.
Saïtano commença à découvrir la poitrine.
Ses gestes étaient calmes et méthodiques, mais un feu intense jaillissait de ses yeux. L’expérience, la divine expérience attendue depuis des ans avec une terrible patience, enfin, allait se faire. Saïtano n’entendait plus les hurlements des trois vivants. C’est à peine s’il pensait encore, dans le sens ordinaire du mot. Sûrement toute sa force de pensée, qui était prodigieuse, se concentra à ce moment sur la tentative. Il se dit froidement :
– Mort sans effusion de sang ? Eh bien, ce que je devais faire sur celui-ci (il regardait Brancaillon) je le ferai sur ce pauvre chevalier. Une goutte sur le bout de la langue, c’est la mort instantanée, c’est la foudre. Il ne s’en apercevra pas. Au fond, j’en suis content pour ce jeune homme, je n’eusse pas aimé le voir souffrir.
Il s’avança vers l’armoire de fer. À ce moment, il se sentit touché au bras. Il tressaillit comme s’il revenait du pays des songes funèbres. Il vit Gérande devant lui et murmura :
– C’est bon, je n’ai plus besoin de toi, tu peux t’en aller.
– Vous n’entendez pas qu’on frappe encore ? dit Gérande en haussant les épaules.
– On frappe ? hurla Saïtano. Tous les démons se déchaînent donc sur moi cette nuit ? Eh bien, qu’on heurte, qu’on frappe, qu’on appelle ! Laisse frapper, et va-t-en là-haut. Je veux être seul.
– Oui, dit Gérande avec son accent de funèbre ironie, mais le démon qui est à votre porte n’est pas de ceux qu’on renvoie ainsi. Il pourrait vous en cuire, maître. Ceux qui frappent, si vous les laissez se morfondre, sont gens à s’en aller tout droit chez le prévôt…
– Le prévôt ! Que veux-tu dire, chienne fieffée ?
– Je veux dire que vous seriez demain pendu ou bouilli ou rôti. Cela vous regarde, maître. Mais comme je serais pendue avec vous, je vais ouvrir.
Saïtano poussa une clameur de désespoir, saisit un poignard et se plaça devant Gérande.
– Vous êtes fou, mon maître, dit froidement la femme. C’est la reine qui frappe, entendez-vous, la reine !
– La reine ! balbutia Saïtano. Que veut-elle ?
– Vous allez le savoir, car je vais lui ouvrir. Encore une fois, je ne veux pas être brûlée, moi !
Saïtano laissa passer Gérande et gronda :
– La reine ! Chez moi ! Pourquoi cette nuit plutôt qu’une autre ? Maudite soit-elle d’être venue ici !
À ce moment, il entendit que Gérande achevait de décadenasser les chaînes. Et il reconnut la voix du sire de Bois-Redon, voix qui s’efforçait de gronder, mais qui n’était pas autrement rassurée.
– Par les cornes de Belzébuth, maître de ton maître, disait Bois-Redon, est-ce ainsi que l’on reçoit des gens comme nous ?
Saïtano s’inclina profondément devant la reine, sans dire un mot. Il était désespéré. Isabeau de Bavière n’était pas de ces
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