Jean sans peur
gens à qui il pouvait refuser l’entrée de sa maison.
La soudaine arrivée de la reine obligeait le sorcier à renvoyer sa tentative à la nuit suivante, et il n’était pas bien sûr que d’ici là quelque événement… À cette pensée une sueur froide ruisselait sur son maigre visage. Il n’y avait qu’un moyen : renvoyer la reine satisfaite le plus tôt possible.
Dédaignant donc de répondre à Bois-Redon, Saïtano poussa un fauteuil comme pour inviter Isabeau à s’arrêter dans la première salle. Elle secoua la tête :
– Allons plus loin, maître, car j’ai à vous parler longuement.
Un soupir d’angoisse échappa à Saïtano. Cependant il obéit, entra dans la deuxième salle et murmura :
– Ici, Majesté, vous êtes en sûreté. Nul ne nous entendra, que Dieu ! ajouta-t-il en levant son doigt maigre par un geste de menace.
– Dieu ? fit Isabeau étonnée, Dieu ou Satan ?
Saïtano, humblement, l’invita à s’asseoir.
Elle refusa, et d’une voix nette reprit :
– Sorcier, je suis venue implorer la science surhumaine puisque la science humaine a échoué. Des hasards ont renversé mes calculs. C’est à toi que je vais demander de corriger le Hasard. Mais je veux d’abord savoir de quel droit tu parles de Dieu, toi qui ne devrais parler que de Satan.
La réponse de Saïtano, que nous sommes bien forcé de rapporter en la traduisant du mieux possible, pourra peut-être inquiéter le scrupule de quelques-uns de nos lecteurs. Mais quoi : Saïtano est un sorcier, c’est-à-dire un de ces êtres de haute intelligence qui ont fondé ce que nous appelons la science, mais cette intelligence exaspérée va côtoyer les sombres bords de ces régions ignorées que nous appelons la Folie.
– Madame la reine, vous me parlez de Dieu, et vous me parlez de Satan. Votre attitude, votre accent, votre physionomie m’affirment que vous accordez au premier le pouvoir du Bien, et à l’autre le pouvoir du Mal. Je pourrais vous demander où commence le Bien, où commence le Mal, et si vous avez jamais saisi avec exactitude la limite qui les sépare. Entendons-nous : je ne veux pas dire cette notion de bien et de mal que les hommes en société sont forcés de s’enseigner les uns aux autres afin d’éviter de se ruer les uns sur les autres et de se détruire afin de mettre une sorte de digue à l’appétit de mort qui est au fond de la société. Je parle seulement de ce que chacun de nous, dans sa conscience inconnue des autres, dans le secret de sa pensée nocturne, dans la profonde geôle mystérieuse où il enferme ses appétits, appelle Bien et Mal. L’homme en société, par exemple, déclare que le meurtre est un mal. Et maintenant, je vous le demande, quel est l’homme qui, une fois dans sa vie de lutte, n’a eu un autre homme pour ennemi, et n’a souhaité sa mort qu’il eût mise instantanément à exécution si, pour tuer, il lui eût suffi de penser le meurtre ?…
La reine écoutait les sombres et farouches théories du sorcier avec un calme qui prouvait que rien ne pouvait l’étonner.
– Je n’ai pas dit le Bien et le Mal. J’ai dit Dieu et Satan.
Elle prononça ces quelques mots en frissonnant. Bois-Redon écoutait, effaré.
– Eh bien, Majesté, pour les hommes, Dieu c’est le Bien, Satan c’est le Mal. Oui, il y a le Bien, il y a le Mal, comme il y a la Beauté, comme il y a la Hideur. Mais où sont-elles ? C’est là que l’humanité se trompe ou a été trompée. Dieu existe, Satan existe. Qui songe à le nier ? De cette double existence, moi-même j’ai eu des preuves mathématiques. Seulement, encore une fois, où est le Bien ? Où est le Mal ? Madame, l’humanité est régie par une épouvantable erreur, et des gens comme moi, comme vous, doivent planer au-dessus de l’erreur. Écoutez donc, car ceci est la vérité qui tôt ou tard éclatera dans le monde.
Saïtano, drapé dans son manteau rouge, le doigt levé, poursuivit :
– Il y a eu bataille, madame. Deux êtres se partageaient la domination du monde, aussi beaux, aussi puissants, aussi lumineux l’un que l’autre : Satan et Dieu, tous deux princes de l’éternelle création. Satan a été vaincu, relégué aux sombres régions. Dieu triomphe et règne. Toute la question pour nous est de savoir ce qu’ils nous veulent.
Saïtano se mit à rire, et ce fut étrange. Bois-Redon claquait des dents.
– Satan veut le Bien, continua le sorcier avec un accent de
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