Jean sans peur
profonde conviction. Dieu, essence d’égoïsme ne veut que son bien, à lui. Les pensées douces et agréables nous sont données par Satan. Il aime le bonheur. La joie l’escorte. Dieu nous donne les pensées de haine et nous inspire le mépris du bonheur. Où est notre vrai maître, madame ? Est-ce celui qui nous menace, nous châtie, nous ordonne de souffrir comme s’il se plaisait à ne créer des hommes que pour les damner ? Est-ce celui qui pleure au fond des enfers la part qu’on lui a volée, qui pleure notre malheur, qui pense comme nous, aime comme nous, et tâche à adoucir nos souffrances ? Mon choix est fait, madame. Pour moi, Dieu, c’est Satan ! Satan qui me crie que la vie est douce et que je dois vivre dès l’heure présente, Satan qui ne conçoit pas la douleur comme un moyen de régénération, Satan qui ne me demande pas d’être son esclave et son adorateur dans les siècles des siècles. Voilà le vrai Dieu, madame. On dit que je suis un de ses suppôts. C’est vrai, mais l’heure où je serai vraiment choisi pour devenir l’un des êtres d’Enfer qui couvrent le monde à la recherche du bonheur, eh bien, cette heure-là, madame, je l’attends, elle sera ma gloire.
Brusquement, Saïtano s’arrêta, prêtant l’oreille.
Quelques minutes, Isabeau, la tête basse, rêva à ce qu’elle venait d’entendre. Puis le dédain gonfla ses lèvres. Un pli dur barra son front. Ses yeux jetèrent un éclair, et elle prononça :
– Dieu ou Satan, peu importe après tout. Moi je ne veux pas de maître… Allons, sorcier, allons ! J’ai à te parler de choses qui ont pris ma pensée au point que tes spéculations m’effleurent sans me pénétrer.
– Madame, frémit le sorcier, je suis prêt à vous entendre…
– Plus loin, dit la reine, allons plus loin…
Elle se dirigeait vers la troisième salle. Résolument, Saïtano se plaça devant la porte. La reine fronça les sourcils et fit un signe. Bois-Redon s’avança et gronda :
– Allons, place, mécréant !
Et comme Saïtano ne bougeait pas, il l’écarta de la main et ouvrit la porte. Le sorcier eut un gémissement. La reine entra. L’instant d’après, elle se penchait sur le chevalier de Passavant.
Bois-Redon avait fait deux pas dans la salle, et recula précipitamment. Il porta la main à sa dague, et, sans la présence de la reine, il est probable que la carrière du sorcier se fût terminée là. Quant aux trois vivants enchaînés sur leurs escabeaux, à l’entrée de ces étrangers, ils eurent une clameur d’espoir insensé.
La reine ne voyait et n’entendait rien. Elle contemplait Passavant endormi. Elle se redressa enfin, et d’un ton qui indiqua à Saïtano qu’il était bien près de la mort :
– Que lui avez-vous fait ? demanda-t-elle.
– Je l’ai endormi, madame, répondit le sorcier d’une voix morne.
– Endormi ?… Et que voulez-vous en faire, maintenant ?
Saïtano, précipitamment, s’approcha de la reine et s’agenouilla. Il haletait.
– Majesté, dit-il, c’est vous qui me l’avez livré. Souvenez-vous… C’est le sire de Bois-Redon qui l’apporta ici sur ses épaules…
– Moi ? fit le géant stupéfait.
– Vous me l’avez donné, continua Saïtano sans entendre. Et sans doute, c’était aussi la volonté des puissances qui veulent le Grand Œuvre, puisque, de lui-même, il est revenu reprendre sa place…
– À nous ! À nous ! hurlèrent Bruscaille, Bragaille et Brancaillon.
– Madame ! poursuivit ardemment Saïtano, voilà douze ans que vous me promettez de m’aider. Le jour de la grande expérience est venu. Il me faut trois vivants : les voici…
Le hurlement des trois enchaînés devint frénétique. Mais Saïtano n’entendait pas.
– Il me faut un mort : le voici. De lui-même, sans être conduit ni appelé, il est venu ici prendre la place que lui ont assigné les puissances. Madame, vous pouvez cette nuit remplir vos promesses de douze ans…
– Que dois-je faire pour cela ?
– Rien ! rugit Saïtano. Me laisser faire, voilà tout !…
– Et que ferez-vous ?
– Ne vous l’ai-je pas cent fois expliqué ? Ah ! madame, par pitié, retirez-vous… Il est temps. Je vois déjà chez lui les premiers tressaillements avant-coureurs du réveil. Et alors…
– Alors… quoi ? fit la reine avec un rire frais qui résonna funèbrement.
– Alors, ne voyez-vous pas que tout est perdu ? Je suis perdu ! Vous me
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