Jean sans peur
orgueil qu’il énonça le total : dix-sept mille quatre cents bourgeois et artisans, tous bien armés ; environ cent mille livres parisis.
– Avec une pareille armée, ajouta-t-il, nous pouvons tenir tête aux troupes royales, – et même aux vôtres, monseigneur. Plus que le nombre, mieux que l’argent, nous avons encore avec nous la volonté de vivre libres ou de mourir. Voilà qui nous sommes et ce que nous valons. Maintenant, monseigneur, il faut que vous sachiez ce que nous voulons.
Jean Sans Peur écoutait avec une sombre stupeur cet homme qui lui parlait avec un tel orgueil, avec une sorte de rude familiarité, avec une force audacieuse et tranquille. C’était un artisan… à peine un bourgeois. C’était un manant…
Le duc de Bourgogne, après une longue minute de silence pensif, leva la tête, toisa Caboche, et dit :
– J’estime à sa valeur l’alliance que vous me proposez. Avant de savoir ce que vous voulez, vous, je dois vous dire ce que je veux, moi.
– Inutile, monseigneur ! dit Caboche en secouant sa grosse tête.
– Par la Croix-Dieu, gronda Jean Sans Peur, êtes-vous donc à ce point enorgueillis, messieurs de la bourgeoisie, que vous ne puissiez attendre notre volonté ?
La troupe des seigneurs fit entendre un murmure de menace, et les rangs jusqu’alors confondus se séparèrent en deux bandes distinctes : près de Jean de Bourgogne se rangèrent les nobles, la main à la garde de l’épée : près de Caboche se massèrent les bourgeois, dans une attitude non moins menaçante.
Caboche leva la main, et tous écoutèrent.
– Duc et hauts seigneurs, dit-il, ce que vous voulez, nous le savons ; et c’est pourquoi il est inutile que vous le disiez. Ce que vous voulez, monseigneur, c’est le trône ! Nous sommes prêts à vous porter à l’Hôtel Saint-Pol. Cela dit tout, je pense !
Jean Sans Peur tressaillit. L’effroi, la rage, la satisfaction, l’espoir se confondirent dans son esprit. Il était étonné, humilié que ce manant, renversant les rôles, prit la direction de la conférence. Mais tout lui criait qu’avec de pareils alliés la victoire était à lui. Il jeta un rapide regard sur ses seigneurs. Cela voulait dire : « Laissons faire ; une fois dans la place, nous aviserons à étrangler l’allié qui s’impose avec tant d’insolence. »
– Le roi Charles VI est fou, reprit Caboche. Le duc d’Orléans est mort (Jean Sans Peur pâlit.) Le duc de Berry est trop fin renard pour nous. Le duc de Bourbon, qui seul peut-être nous eût aidés sans rien nous demander vit à l’écart. Dans ces conditions, M me la reine est libre de pressurer le peuple de Paris pour satisfaire ses plaisirs. Les grands Seigneurs promènent autour de nous un faste qu’ils n’ont pas conquis et qui est fait du sang du nos veines. Nous sommes donc décidés à porter au trône un homme qui nous garantira la possibilité de vivre. Car ce n’est pas vivre que de travailler nuit et jour comme des bourriques (sic), uniquement pour vous enrichir, messieurs de la noblesse !
La voix de Caboche s’était mise à gronder. Les veines de ses tempes s’enflaient. Ses yeux ternes s’enflammaient et jetaient des éclairs. Les seigneurs, frémissant de stupeur et peut-être de terreur, l’écoutaient, immobiles, paralysés par tant d’audace. Et lui songeait :
– Oui, oui, aidez-nous d’abord à nous débarrasser des tyrans qui détiennent l’Hôtel Saint-Pol, et puis vous y passerez aussi, ruffians ! Ni Valois, ni Bourgogne ! La Liberté !…
– Voilà un homme ! songeait le chevalier de Passavant qui du fond de sa galerie, écoutait tout cela.
– Pour le moment, reprit Caboche, vous, messieurs de Bourgogne, vous êtes avec nous, et vous nous consentez des satisfactions que nous estimons à leur valeur. (Il reprenait les termes de Jean Sans Peur). Les seigneurs du comte d’Armagnac annoncent, au contraire, qu’il est temps de dompter le peuple. Notre choix est tout fait. Nous sommes avec vous contre Armagnac !
Cette fois, le front de Jean Sans Peur s’éclaira d’une joie sauvage.
– Mort à Armagnac, dit froidement Caboche. Mais une fois la bête tuée, messeigneurs, nous voulons notre part. Êtes-vous décidés à nous la donner ?
Jean Sans Peur leva la main, de ce geste rapide et assuré de l’homme à qui les serments ne coûtent que la peine de les faire :
– Parlez, dit-il, parlez sans crainte. Je jure Dieu, si je mets sur
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