Jean sans peur
caves de Thibaud Le Poingre.
– Figurez-vous, dit-il, que ce ladre prétendait garder pour lui seul les trente ou quarante cruchons qui lui restent de ce vin. C’est, paraît-il, maître Froissart qui l’apporta de Champagne. Je vous dirai tout franc que, sans mépriser les vins rouges, je me sens un faible pour ces jolis blancs qui montent si facilement à la tête. Et vous, chevalier ? Qu’en dites-vous ?
– Je dis que nous mettons à mal le dernier cruchon. Qu’allez-vous devenir ?
– Oui, dit Tanneguy en hochant la tête. Nous avons tout bu, et Thibaud en fera une maladie.
– Bah ! Il se guérira avec ces bons gros vins rouges que vous dédaignez.
Tanneguy lampa une rasade, suça consciencieusement le bout de ses grosses moustaches, et reprit après un silence :
– N’était votre manie de vouloir pénétrer dans l’Hôtel Saint-Pol, je trouverais en ce moment que la vie a du bon. Nous faisons la nique aux enragés Bourguignons. Nous mangeons bien, nous buvons mieux, mais nous dormons mal. Ah ! notre ami, pourquoi diable passons-nous nos nuits à rôder autour de la forteresse du roi ?
– Mais, dit Passavant, puisque nous dormons le jour…
– Oui, oui, mais diable…
– Il faut que je retrouve Roselys.
– Mais qui est cette Roselys ? Et pourquoi la chercher ?
– Mais pour lui rendre sa dot, dit Passavant avec son sourire narquois. Or, je dois la demander à la demoiselle de Champdivers, laquelle est logée à l’Hôtel Saint-Pol. Est-ce que tout ceci ne vous paraît pas logique ?
– Sans doute, grogna Tanneguy, mais vous verrez que cette logique-là nous conduira à la potence.
Le chevalier avait placé tous les ducats qu’il avait reçus d’Éphraïm dans le coffre de bois qui était dans sa chambre. Mais il avait juré de ne pas y toucher et de rendre à Roselys sa dot.
Il avait, il est vrai, distrait deux diamants ; mais l’une de ces deux pierres avait été offerte à Tanneguy en récompense : Tanneguy, en effet, l’aidait à garder le trésor. L’autre… Le lendemain même du jour où s’était fait cet échange, le chevalier, toujours escorté de Tanneguy, était monté à cheval et avait pris le chemin de Pierrefonds, dans l’espoir d’obtenir de la duchesse d’Orléans le renseignement qu’elle avait promis au sujet de Roselys. La route avait été faite d’une traite. Au château du duc d’Orléans, une déception attendait Passavant : Valentine, en proie à une inguérissable tristesse, était partie sous bonne escorte, et il fut impossible au chevalier de savoir quel chemin elle avait pris.
– Au surplus, se dit-il, le sorcier m’a dit de demander Roselys à la demoiselle de Champdivers. C’est donc à l’Hôtel Saint-Pol qu’en réalité je dois me rendre.
Le même jour, après trois heures de repos accordées aux chevaux, nos deux aventuriers reprirent le chemin de Paris, mais cette fois, ils s’arrêtèrent à Dammartin, et entrèrent à l’auberge du Bienheureux Saint-Éloi où le chevalier n’eut pas l’air de reconnaître la jolie et généreuse jeune fille qui, de si délicate manière, avait refusé l’agrafe destinée à payer le dîner de Passavant, lors de son premier voyage.
Selon la formule de Tanneguy, les deux voyageurs mangèrent bien et burent mieux.
La jolie fille était là qui les servait, un peu dépitée de n’être pas reconnue. Du premier coup d’œil elle avait, elle, parfaitement reconnu son hôte, et, à sa mine un peu plus maigre, à ses habits un peu plus râpés, elle avait jugé qu’il n’avait pas dû faire fortune encore. Cependant, ni le dîner, ni les vins ne laissèrent à désirer. Quand ce fut fini, Tanneguy paya les deux écots.
Puis les deux cavaliers se remirent en selle, et la jolie fille vint, selon le charmant usage de ces temps, leur offrir le coup de l’étrier. Le soir tombait. Les abords de l’auberge commençaient à se noyer d’obscurité. La bise balayait le chemin.
Devant le perron du Bienheureux Saint-Éloi, le groupe se silhouettait vaguement. Un peu triste, la jolie fille remplit les deux gobelets. Tanneguy vida le sien et le rendit à l’hôtesse. Le chevalier vida aussi son gobelet, et alors laissa tomber au fond un objet qui résonna. L’hôtesse entendit ce bruit léger et prit les gobelets vides que lui tendait le chevalier penché sur l’encolure de son cheval.
La jolie fille était tout contre lui. Elle jeta un regard dans le fond du gobelet,
Weitere Kostenlose Bücher