Jean sans peur
Je suis un bon calculateur.
Les deux amis, ensemble, se penchèrent à la fenêtre, et une clameur salua leur apparition. Un groupe de gens d’armes, qui portaient tous les insignes de Bourgogne, occupait la rue devant le logis de Tanneguy. Ils étaient armés de haches de guerre ; en outre, chacun portait sa dague et son épée. Plusieurs balançaient à leur poing une de ces masses garnies de pointes qui, du premier coup, vous défonçaient proprement un crâne.
– Les voilà ! Les voilà ! vociféra cette troupe.
– Rendez-vous, ruffians ! hurla Guillaume de Scas.
– Ohé, Tanneguy, cria Ocquetonville, je t’apporte ton reste !
– Monseigneur veut la peau du sire de Passavant pour s’en faire un cuir à son escabeau !
– Il sera plaisant de voir les deux truands s’embrasser dans la même chaudière à pourceaux !
– Quels cris ! dit Tanneguy un peu pâle. Nous sommes perdus, mon cher, ils sont trop.
– Ils sont vingt-trois, dit Passavant.
– Pardon, j’ai compté aussi, ils sont soixante !…
– Oui, mais Scas et Ocquetonville ne comptent pas, puisqu’ils doivent mourir de ma main.
– Ah ! fit du Chatel abasourdi, vous croyez ?
– Je suis sûr ! dit Passavant avec un sourire qui donna à Tanneguy un petit frisson à la nuque.
– Bon ! En ce cas, reste à cinquante-huit. De là à vingt-trois…
– Oui, capitaine, mais vous admettez bien qu’à la première rencontre, nous en tuerons six chacun ?
– Diable ! cria Tanneguy interloqué. Eh bien, oui ! reprit-il, six chacun ! Cela fait douze. Reste à quarante-six, il me semble !
– Sans doute, quarante-six. Nous sommes deux. Nous n’avons donc affaire qu’à vingt-trois chacun…
– Ah ! Ah ! C’est ce que vous appelez être bon calculateur ? fit du Chatel en ouvrant des yeux énormes.
– Aurais-je commis une erreur ? dit Passavant de son air poivre et sel. Nous disons vingt-trois, capitaine. Et comme chacun de nous vaut bien une douzaine de ces truands, il en résulte que nous avons seulement douze chances à peu près d’être tués. C’est peu de chose.
Il y avait on ne sait quoi de terrible dans ces fanfaronnades qui, venant d’un autre, eussent prêté à rire. Mais Passavant les disait d’un accent si formidablement paisible que Tanneguy se sentit transporté d’enthousiasme plus que par le plus beau discours ou la plus sublime exhortation. Il tira son épée, et vociféra :
– Bataille, par l’enfer ! Bataille !… Et si je meurs, chevalier, eh bien, ce me sera un rude honneur que d’être tué dans la société d’un compagnon tel que vous !…
– Tiens ! dit froidement Passavant, ils apportent une poutre. Pourquoi faire ?… Ah oui, pour enfoncer la porte !…
– Ma porte ! cria Tanneguy en qui se réveilla l’instinct du propriétaire. Une si belle porte en cœur de chêne tout sculpté, ornée de clous, et qui m’a coûté…
– Attendez, attendez, vous calculerez tout à l’heure…
Un coup sourd ébranla la porte, suivi d’exclamations furieuses, et Passavant continua :
– Décidément, ils entreront par la porte. Voyons, vous n’avez pas de poutre ici ? Non, évidemment… Et cependant, il nous faut démolir cette fenêtre, et vite !
La fenêtre en question donnait juste au-dessus de la porte. Tanneguy s’était élancé. Déjà il revenait avec deux énormes haches. Et tandis que la poutre, en bas, continuait à frapper des coups qui répercutaient dans tout le logis de sourds et lugubres échos, les deux assiégés démolissaient la fenêtre avec une telle ardeur qu’en quelques minutes, le bâti de chêne fut descellé et tomba dans la rue à grand fracas.
– Ma pauvre fenêtre ! grogna Tanneguy tout suant. Je l’ai bien payée quarante…
– Oh ! mais attendez donc, que diable ! Vous ferez le compte général quand le logis sera démoli.
À la chute de la fenêtre, les assiégeants avaient un instant reculé, hurlant une bordée d’injures, mais se demandant si les assiégés ne devenaient pas fous. Une large ouverture béait maintenant au-dessus de la porte. Les Bourguignons, le nez en l’air, regardaient et vociféraient.
– Bon ! cria Scas en éclatant de rire, les voici qui rebouchent leur trou, maintenant ! La peur les affole !…
– À la poutre ! hurla Ocquetonville.
Dans l’ouverture béante venait de s’encastrer un pesant bahut qui semblait la boucher. Ce bahut avait été poussé par
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