Joséphine, l'obsession de Napoléon
extrémités d’une longue table, il lui avait lancé des boulettes de pain, à la stupeur générale. Quel était le sens de cet enfantillage ? Et quand il s’était lassé de cette mômerie, il avait soudain baissé la tête, comme accablé.
Il buvait des quantités excessives de punch, se rongeait les ongles, s’agitait la nuit dans le lit… Il était dans une mauvaise passe.
Le sort le tira d’affaire.
À Paris, depuis les élections, chacun s’attendait à un nouveau coup de Vendémiaire de la part du Directoire ; il eut bien lieu, mais plutôt que de défendre le palais du Luxembourg, cette fois, les partisans de la République, Barras, Reubell et La Révellière, le firent attaquer. Dans la nuit du 17 fructidor de l’an IV, 3 septembre 1797, les députés furent convoqués pour une session d’urgence : le général Augereau, fort de deux mille hommes, fit arrêter tous les nouveaux élus. Les deux directeurs modérés, Carnot et Barthélemy, furent démis ; le premier parvint à s’enfuir en chemise de nuit, le second fut arrêté dans son lit. Cent soixante-trois « suspects » furent expédiés dans des cages de fer à la « guillotine sèche », c’est-à-dire au bagne de Saint-Laurent-du-Maroni, et les résultats des élections furent annulés.
Une lettre secrète du ministre des Relations extérieures, Talleyrand, prévint Bonaparte du succès du coup de Fructidor. Et lui conseilla de conclure rapidement le traité avec les Autri chiens, avant que le nouveau Directoire fût constitué, car celui-ci désapprouverait sans doute la clause vénitienne.
Or les Autrichiens aussi avaient appris le coup de Fructidor. Il en ressortait que Bonaparte était en position de force. Ce n’était plus la peine de temporiser ; ils préférèrent accepter les termes qu’il avait imposés et qui ne leur étaient pas trop désavantageux ; après tout, rien ne les empêcherait de reprendre la partie quand leurs armées se seraient reconstituées. Bonaparte en fut prévenu et dès le lendemain, sous la tente qui abritait les délibérations, à Campo-Formido, un bourg proche de Venise que les Français appelaient Campo-Formio, Bonaparte et Cobenzl signèrent le traité tant attendu. Les Autrichiens cédaient à la France la Belgique, le Milanais et la rive gauche du Rhin, et ils gardaient la partie orientale de la République de Venise. Pour la suite, on verrait. Un traité n’est pas la paix, laquelle, on le sait, n’est qu’une autre forme de la guerre.
Un banquet suivit évidemment la signature, et chacun s’étonna de voir le gnome Cobenzl aussi guilleret.
Bonaparte n’en dormit pas cette nuit-là non plus, mais c’était de contentement : il avait affirmé son autorité face au Directoire. Joséphine dormit à peine plus. Elle aussi avait signé un traité : elle avait lié sa destinée à cet homme imprévisible. Le mariage opérait son ordinaire et fâcheuse métamorphose du couple : il devenait un devoir, et la transgression se parait dès lors de séductions plus irrésistibles que jamais ; elle s’identifiait à la liberté.
Le lendemain fut moins festif : une lettre du Directoire, rédigée avant la signature du traité, prévenait Bonaparte que l’honneur de la République ne souffrirait pas la cession de Venise à l’Autriche. Il était donc à craindre que les nouveaux directeurs refusassent de ratifier le traité.
Ils faillirent le faire, en effet : ce traité ne tenait pas debout. Bonaparte l’avait imposé pour affirmer son autorité. Cependant, il serait dangereux de désavouer le général face à ses partisans et, surtout, ç’aurait été se désavouer eux-mêmes. Ils signèrent donc le document et l’envoyèrent à Bonaparte ; il arriva trop tard : Bonaparte avait signé de son propre chef le traité de Campo-Formio. Trop content de s’en tirer à si bon compte, l’empereur d’Autriche, lui, s’était empressé de le rati-fier. Restait à conclure un véritable traité de paix, ce serait plus tard, à Rastadt. Le 17 octobre 1797, Cobenzl et Bonaparte échangèrent donc les copies du traité préliminaire.
Le prestige nouveau et quasiment royal de son époux ne pouvait manquer de rejaillir sur Joséphine. Elle en était certes flattée, mais elle se retrouvait dans une situation peu exaltante : elle était confinée dans un tête-à-tête avec un seul homme, que ses récents succès avaient rendu encore plus impérieux. Elle l’avait déjà
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