Journal de Jules Renard de 1893-1898
lit, et bat du doigt la mesure de son vers, comme un chef d'orchestre. C'est menu, menu. Au bout de quatre vers, c'est déjà monotone.
- N'êtes-vous pas sensible à ces rythmes nouveaux ? dit-il.
- Si ! Ils me sont désagréables.
- Mais votre prose si rythmée et ramassée ?
- C'est beaucoup moins compliqué que vous ne croyez, dis-je. D'ailleurs, j'y mettais naguère des complications que personne ne sentait. Je les ai supprimées, et personne ne s'en aperçoit.
12 janvier.
Hélas ! et si je fais une bonne action, je sens qu'elle n'a aucun rapport avec mon âme.
J'ai écrit à Francis Jammes, de mon propre mouvement, un mot gentil. Il me répond par une lettre un peu ridicule.
Il paraît qu'il faut que ce soit toujours comme ça.
Mon style m'étrangle.
Croyez-le, monsieur. Quand je dis que j'ai de l'orgueil, ce n'est pas par coquetterie.
Des mots durs, à triple détente, et qui font mal avant de partir.
Je ne suis qu'un phénix d'égoïsme, solitaire, haut perché. Je me nourris de mes parfums.
Mais, surtout, je m'ennuie, je m'ennuie. Le feu de mon bûcher est bien long à prendre.
- C'est gris, ce que vous faites.
- Oh ! monsieur, gris-de-perle.
Je vous passe mon trait d'esprit à travers le corps.
14 janvier.
Chez Georgette Leblanc. Épaules et bras nus.
- Les hommes, dit-elle, ont le droit de venir comme ils veulent mais le devoir d'une femme est de se faire toujours la plus belle possible.
Elle est quelquefois très jolie. Elle a un sourire de tout le visage qui est charmant. Elle chante trois ou quatre fois la même chose, une fois de plus pour l'invité en retard.
- Qu'est-ce que je vais faire maintenant ? dit-elle. Je chanterais, toute la nuit, des choses que j'aime, bien entendu.
Hugues Leroux. Dès qu'il arrive, il parle. C'est le roulement d'un phonographe. C'est d'abord étonnant et amusant, puis c'est vite insupportable. Il cite l'année dernière, à tel endroit, il a entendu ce mot. Il vous cite vous-même, à Hervieu, de l'Hervieu, à Renard, du Renard. A seize ans il devait avoir ce bagoût éloquent. Tout de suite il a trouvé tout ce qui le compose, idées, parole, décoration. Il ne progresse pas, et il ne vieillira pas. Il a l'air invraisemblablement jeune et noué. Il ne bouge plus.
- Ne s'attacher à personne, dit-il. Avoir beaucoup de relations, les quitter dès qu'ils deviennent ou qu'on devient insupportable, c'est le secret de l'optimisme.
- Mais, dis-je, est-ce donc si nécessaire d'être optimiste ?
- Non ! dit-il. Et le voilà reparti dans une autre direction. Il s'accommode de toutes. Et cet homme extraordinaire et inutile fait un joli contraste avec Mallarmé, qui est doux, qui est modeste, qui parle après avoir pensé, qui préfère penser sans parler, et dont le dos de redingote est sans tache.
Maizeroy. Il est à Maupassant, à son « vieux Guy », ce qu'un pain de sucre est à un bonbon. Il voudrait coffrer Zola.
Flaubert était si bon qu'il prenait au sérieux tous les débutants.
- Écrivons une de vos phrases sur une ardoise, disait-il à Leroux. Si elle est jolie à voir, elle est bonne. Si elle choque l'oeil, elle ne vaut rien.
C'est une théorie. Flaubert a trouvé mieux que ça.
L'admiration de Leroux pour Flaubert me touche. Il le sait par coeur. Il devrait bien nous en réciter davantage.
Hervieu. Oh ! celui-là, un timide et un borné. Je crois qu'il n'a pas d'autre préoccupation que le succès. Il y arrive par un très grand talent, mais il ne se contenterait point d'avoir du talent. Si on lui disait « Hervieu, vous ne serez jamais de l'Académie », il en mourrait peut-être, mais il en sera. Il sera de tout. Et, pour être de tout, il travaille comme une brute, au lieu de paresser comme un homme intelligent.
Fabre, le musicien de Georgette Leblanc.
Maigre, maladif, figure de rat très doux. Un singulier col de chemise en forme de petit bateau. Il dit :
- Maeterlinck a toujours peur que je mette trop de musique sur ses vers. Dès qu'il entend une note un peu trop haute, il fronce le sourcil. D'ailleurs, en écrivant, il se chante des airs insignifiants de nourrice et de petit soldat.
Georgette Leblanc. Un énorme sablier sur la cheminée. Sur la table, des livres extraordinaires et vieux : ils ont même un peu de poussière.
Des petites fenêtres peintes en vert, des orangers, des christs au mur, des petits pots de fleurs sur des supports verts, et ce petit pot-là dans un coin, cet autre, là, parce qu'ils y font mieux. De beaux candélabres à sept ou huit
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