Journal de Jules Renard de 1893-1898
n'est que ça ! » Mendès, Rodenbach, etc., etc. Ils peuvent faire bonne figure, quoique un peu verte.
La décoration de Rostand nous fait tous loucher.
- Qu'avez-vous éprouvé ? lui demandé-je.
- Oh ! ça m'a amusé aujourd'hui, chez mon coiffeur. Tous les gens qui vous connaissent regardent votre boutonnière, mais c'était déjà trop tard. Après La Samaritaine ça m'aurait fait plus de plaisir.
Et Rostand - le Rostand qui arrive tout seul, sans passer par les petites revues, mais en passant par les grandes, qui ne va pas dans les bureaux de rédaction, mais qui va dans le monde, qui ne boit pas de bocks dans les brasseries avec les bohèmes, mais aime mieux dîner chez les gens riches, qui préfère aux critiques de théâtre les directeurs mêmes de théâtres, et Sarah Bernhardt à Lugné-Poe, - nous raconte une visite qu'il fit à Mlle Lucie Faure. Elle lui avait demandé un sonnet pour une bonne oeuvre. Il le lui a porté. Elle l'a reçu simplement dans un petit salon plein de merveilleuses vieilles choses. Mme Barthou était là, qui est vraiment charmante. Tout à coup Félix Faure est entré pour faire une visite à sa fille. Il revenait de la chasse et avait un petit chapeau mou. Il s'est excusé, s'est assis, a dit : « Monsieur Rostand, bonjour ! » Il est merveilleux. On comprend que le tsar l'adore. C'est un grand acteur. C'est ce que l'Europe a de mieux comme Louis XIV. Puis il s'est levé, a salué, est sorti pour aller faire sa toilette. Cet homme-là doit se donner beaucoup de mal. Il est digne d'être président de notre République, qui, depuis la Révolution, n'a pas fait un pas vers le bon sens ni vers la liberté. C'est une République qui ne tient qu'à être reçue chez les Greffulhe.
4 janvier.
L'arbre. Son ombre lui fait une queue de paon qui ouvre et ferme ses yeux de soleil, selon que le vent agite leurs paupières, les feuilles.
5 janvier.
Francis Jammes. Acheté et lu Un jour.
« Les mouches qui ont le bruit de la chaleur... Larges (les oies) elles gonflaient leurs ailes en se précipitant... Les sources jouent jour et nuit... Les éperviers aigus volaient sans avoir l'air de bouger... Les piverts volent comme des vagues... Les ânes passeront en frissonnant de mouches. »
A monsieur Francis Jammes. « C'est quelquefois bien désagréable de répondre à l'envoi d'un livre, mais c'est un plaisir rare que d'écrire au poëte d'Un jour : Monsieur, je viens d'acheter vos vers, de les lire, et j'en suis très heureux. Si vous ne les connaissiez, je vous citerais toutes les délicatesses qui m'ont ravi. Je suis votre obligé d'une heure de vraie joie. »
6 janvier.
Mon père m'a légué ses envies de dormir.
Ma table à ouvrage.
Oh ! chaque matin se demander : « Qu'est-ce que je vais faire aujourd'hui ? » Oh ! un travail de Bénédictin ! Avoir une éternité de perles à enfiler !
Rostand n'a rien ajouté à des hommes comme Banville et Gautier que l'art de n'être jamais ennuyeux.
8 janvier.
Revisor, de Nicolas Gogol. De l'esprit d'Ubu Roi pour nos alliés que nous avons bien mérités.
9 janvier.
Chez Guitry. Bernard dit :
- Le bruit s'est répandu que je n'aime pas la pièce de Rostand et on vient à moi de tous côtés, et on se récrie : « Comment ! Il paraît que vous n'aimez pas la pièce de Rostand ?
Pourquoi ? » Et l'on attend avec avidité que je donne mes raisons. Vandérem est venu ce matin.
Guitry, après avoir fait verdir Mendès avec les recettes de Cyrano, lui dit :
- Enfin, y a-t-il trente vers de Cyrano que vous signeriez ?
- Non ! dit Mendès en tournant le dos
Sarah disant à Barbier :
- Très bien, votre pièce, si elle était en vers.
- Bon ! dit Barbier, qui la rapporte en vers.
- Oh ! si elle était en vers !
- Mais elle y est, dit Barbier.
- Oui, mais en d'autres vers.
10 janvier.
Robert de Souza vient me parler de ses tentatives de vers.
- Moi, dis-je, j'ai eu le phylloxera du vers.
- Non, dit-il. Vous vous êtes aperçu que le vers, tel qu'il était compris quand vous aviez vingt ans, ne vous suffisait pas. Vous l'avez mis de côté pour vous donner à la prose. Moi, j'ai eu le même sentiment, mais j'ai cherché un autre vers. De là, mes mesures et mes rythmes.
- Vous vous êtes bien affranchi, dis-je, des défauts de l'ancien vers, mais aussi de ses qualités.
Votre vers est trop nouveau. Il ne se rattache en rien à mes vieilles habitudes d'être ému par le vers.
Vous ne me tendez pas la perche. Je ne vous comprends pas.
- Pourtant, écoutez.
Il
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