Journal de Jules Renard de 1893-1898
fatigué. On n'a plus que la force de faire des grâces dans le fauteuil, comme des femmes charmées. Lemaitre se délecte et Sarcey exulte. Lemaitre me présente à lui. Il m'effraie un peu, ce monument à voix énorme. Comme Lemaitre lui dit, à propos des spectacles avant-dîner :
- Vous verrez ça, vous.
- Je serai mort, répond Sarcey.
- Vous êtes immortel, dit Lemaitre.
- Non ! Il n'y a que le bon Dieu qui soit immortel. Moi, je ne suis que l'oncle.
Et il rit énormément.
Lemaitre dit à La Jeunesse :
- Enfin, mon ami, pourquoi faites-vous toujours une tête comme ça ?
- Je ne la fais pas quand je suis seul, chez moi. Je ne la fais que dans le monde, au milieu des imbéciles.
Moment de stupeur, et Lemaitre finit par dire :
- Vous n'avez pas de chance.
Vous êtes bien mal tombé, ce soir, au milieu de nous.
Marinette a son succès de fraîcheur, drapée de dentelles, et pareille à une République fine.
Dans la loge de Coquelin je dis à Rostand :
- J'aurais été bien heureux si nous avions pu être décorés tous les deux le même jour. Puisque ce n'est pas possible, je vous assure que je vous félicite sans envie.
Ça, ce n'est pas vrai ; et voilà qu'en écrivant ces lignes je me mets à pleurer.
Ah ! Rostand, ne me remerciez pas de vous tant applaudir, ni de vous défendre avec passion contre ce qu'il vous reste d'ennemis !
Mon âme n'est pas tant que vous croyez ravie :
Je fais comme je peux pour cacher mon envie.
Heureusement, par je ne sais quel malentendu, il y a, près de moi, au premier rang des fauteuils de balcon, huit fauteuils vides qui me consolent. (Voilà qui est exagéré. Ah ! peut-être que jamais l'homme n'a dit un seul mot vrai !)
Sarah Bernhardt entre.
- Rostand, Rostand ! Où est Rostand ?
- Il est déjà retourné à La Renaissance, lui dis-je.
- Vous êtes bête, dit-elle.
Et je ne suis pas bien sûr que ce soit une parole aimable.
Puis elle dit :
- J'ai pu voir le dernier acte. Que c'est beau ! Acte par acte, mon fils me tenait au courant, dans ma loge. Je me suis dépêchée de mourir. Enfin, me voici. Je suis dans un état !... Regardez mes larmes. Regardez ! Regardez ! Je pleure.
Et tout le monde a envie de lui dire : « Mais non, madame ! Je vous assure. » Puis, elle se précipite sur Coquelin, lui prend la tête entre ses deux mains, comme une soupière, et elle se penche, et elle le boit, et elle le mange.
- Coq ! dit-elle. Oh ! grand Coq !
Et elle lui a déjà écrit cette lettre que Le Figaro cite, un chef-d'oeuvre sur parchemin de crocodile :
« Je ne puis te dire ma joie pour ton - notre - triomphe d'hier et de ce soir. Quel bonheur, mon Coq ! Quel bonheur ! C'est l'art c'est la beauté qui triomphent. C'est ton immense talent ! C'est le génie de notre poëte ! Je suis si heureuse, oh ! si ! Je t'embrasse, le coeur battant de la plus pure des joies et de la plus sincère amitié. Sarah. »
Enfin, Rostand ! Et elle le prend pour elle seule, toujours par la tête, mais, cette fois, comme une coupe de champagne, mieux : une coupe d'idéal.
Chez Maire. Rostand nous rejoint, puis Coquelin. Je me rattrape. Je répare mon enthousiasme.
- Accordez-moi que j'ai le droit d'être le plus fatigué, dit Coquelin.
- Oui, après les spectateurs.
- Vous m'avez écrit une lettre qui est un chef-d'oeuvre, dit Rostand. Si jamais vous dites du mal de moi, je la fais imprimer.
- Mais on me saurait peut-être plus de gré d'avoir dit du mal que d'avoir écrit la lettre.
Quelqu'un a dit à Rostand : « En aviez-vous, en aviez-vous, des muses, dans votre berceau ! »
- Je n'ai pas assisté à un pareil triomphe depuis la guerre, dit un militaire.
- Mais, lui dis-je, je croyais que nous avions été battus ?
Je dis :
- Je vais casser ma plume.
- Ne faites pas ça !
- Oh ! J'en ai une pleine boîte !
Coquelin en lunettes a l'air d'un notaire de province, et il a beau faire : il a toujours cet air-là. Il manque de panache. Il est vieux jeu, de geste et de talon. Supérieur à son rôle, il le coupe en tranches de vingt rimes. Il ne les lance pas : il vous les flanque à la figure. Il est heureux, étant laid, de pouvoir parler comme un amoureux.
Il avait une voix de trompette, et Rostand lui a collé au milieu du visage la trompette elle-même.
Chez Guitry. Mirbeau trouve que Rostand a des qualités, mais Cyrano l'agace. C'est physique, chez lui. Il va faire un article contre Sarcey.
Il lui dira : « Il ne vous reste qu'à mourir, mais chez vous, pas au théâtre. Pensez donc ! Si vous êtes
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