Journal de Jules Renard de 1893-1898
dans une ornière.
26 janvier.
Si je disais tous ceux que je n'aime pas, il me resterait trop peu d'amis.
Il y a de la place au soleil pour tout le monde, surtout quand tout le monde veut rester à l'ombre.
Le vers est toujours un peu la cage de la pensée.
27 janvier.
Lemaitre et moi, nous sommes d'accord que le théâtre socialiste est une malhonnêteté de gens sans pudeur. Et puis, ces personnages qui pourraient avantageusement être remplacés par un conférencier sur une chaise !
29 janvier.
- Tu travailles ?
- J'essaie de travailler : c'est bien plus difficile.
Tout à coup, dans la nuit, j'entends une femme qui bat du linge.
31 janvier.
Le livre nécessaire.
Je ne compte pas mes qualités ou mes défauts : je compte des vérités. Je voudrais les dire.
Suspiria de profundis.
Ma femme. De toutes celles que je connais, elle est la plus digne d'être aimée.
Un cri vers la vertu.
L'enfant. A la fin d'un dîner, je passe ma main dans ses cheveux, je pince son oreille pour m'assurer qu'il est là.
Les choses, mon père. Je ne suis pas fou. Je suis un homme qui ne sait pas, et qui voudrait savoir.
Je suis un homme toujours étonné, qui tombe, à chaque instant, de la lune.
La pauvreté. C'est ma femme qui est bonne. Moi, j'ai du plaisir à m'envelopper d'épines. On s'y trompe. Le curé dit : « Le diable a épousé un ange. » Cela fait l'affaire de mon goût pour l'ironie et des pauvres. Ils acceptent mieux ce que leur donne ma femme, parce qu'ils s'imaginent qu'elle donne à mon insu. Ils ont l'air de me faire une bonne farce. « Ce n'est pas lui qui nous donnera ! » disent-ils. Et ils tendent la main sans pudeur. Ils se vengent de ma dureté. L'aumône qu'ils acceptent est un peu volée.
Ma bonté est quelque chose que je retiens et qui filtre quand même.
Et cette indépendance ne me coûte pas rien. J'ai dit que j'ai horreur des grands dîners : c'est pourquoi l'on ne m'y invite pas. On m'invite à part, pour être poli. On a peur de ma franchise. Je mettrais les pieds dans le plat.
Invité seul, je peux les y mettre à ma fantaisie, et le dîner est vite expédié. La soupe, deux plats, pas au choix, et le dessert. On me fait sobre. Je suis venu pour causer. Vite, débarrassons la table !
Passons au salon prendre le café, et causons.
2 février.
Quand on me dit que j'ai du talent, on n'a pas besoin de me le répéter : je comprends du premier coup.
Les choses désagréables me font bien souffrir, mais c'est encore elles que je préfère.
Posséder une femme par le bout du doigt.
La lune sous le nuage se ferme lentement, comme un oeil de chat.
Bauër, socialiste bourgeois, s'indigne contre les auteurs mondains qui exècrent le monde.
J'ai été élevé par une bibliothèque.
- C'est papa qui paie, disent cruellement mes enfants.
Je ne suis pas de ceux qui croient que rien n'est mystérieux comme une âme de jeune fille.
« La plus belle fille du monde...» Mais la plus laide donne plus.
4 février.
- J'ai un mari, moi, dit Baïe.
- Quel âge a-t-il ?
- Vingt ans.
- Il est bien plus vieux que toi !
- Oh ! avec lui, j'ai un autre âge.
- Quel âge ?
- Je ne sais pas. Aussitôt que je serai levée, nous irons à Versailles.
- Moi, je trouve...
- Oui, vous, mais le public, notre maître à tous ? dit l'auteur dramatique.
- Il me semble que le public a résisté là.
- Oh ! ça m'est égal, dit l'auteur. Je me moque du public.
Homme d'esprit, oui. Mais n'oubliez pas que j'ai en horreur l'esprit des autres.
Il y a toujours, dans la plus spirituelle des femmes, une petite dinde qui ne prend jamais le temps de dormir.
10 février.
- Oh ! votre réponse n'est pas forte, Renard ! Si l'on sténographiait notre conversation...
- Permettez, cher ami. Pourquoi aurais-je toujours de l'esprit, et, vous, jamais ?
11 février.
Déjeuner Guitry, Haraucourt, Bernard. Haraucourt nous raconte qu'au lycée Charlemagne il faisait les devoirs des autres pour avoir des confitures ou du brie. Il dit que Fernand Xau a été décoré vingt-quatre heures, mais qu'à la dernière minute on l'a dédécoré à cause des Petites Annonces du Journal.
- Sarah Bernhardt, dit-il, a été la première gloire qui ait profité de l'électricité et du télégraphe qui enveloppent le monde de leur réseau. Ni Napoléon, ni Victor Hugo n'avaient eu ça. A Belle-Isle-en-Mer elle mettait tout le monde sur le flanc.
Elle voulait donner l'impression d'une activité folle, qu'elle n'avait pas. Elle connaît Phèdre, mais seulement par coeur. Elle a
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