Journal de Jules Renard de 1893-1898
frappé d'apoplexie dans les fauteuils d'orchestre, comment fera-t-on pour vous sortir ? »
Le Passé, de Porto-Riche. Ça a l'air de la preuve du triomphe de Rostand. Quelle langue ! On y dit : « Madame, c'est une calomnie que vous articulez-là. » Et puis, j'ai en horreur ces gens qui veulent donner un air de noblesse aux saletés qu'ils font.
Chez Léon Blum. Milieu hostile à Rostand. Comme je dis : « C'est votre poëte, Mesdames. Vous allez toutes l'adorer », une petite dame noire, un joli petit corbeau juif, me dit :
- Ah ! vous croyez ?
Et elle parle, du reste avec intelligence, des ridicules de Rostand dans ses vers de la Revue de Paris, et du génie de Musset.
- Vous devriez, dit Blum, vous qui avez de l'influence sur Rostand, l'empêcher de faire autre chose que du théâtre. Surtout, qu'il ne publie pas ! Il se perd. La désillusion est trop forte.
Le chêne et le roseau.
- C'est égal ! dit un chêne voisin du chêne déraciné. J'aime encore mieux être chêne.
- Je ne donne jamais plus de 35 sous au cocher, dit-elle, mais je lui fais un gracieux petit salut.
Une phrase qui vibre court, comme un fil de fer trop tendu.
Je n'ai qu'un génie régulateur.
Parler en italique.
Noir sur noir, comme un corbeau dans la nuit.
- 1898 -
1er janvier.
- Il faudra, me dit-il, que j'aille vous voir demain pour vous raconter mes embêtements.
- Ça fera deux personnes embêtées au lieu d'une.
Bernard cause avec un vague monsieur. Sa femme le pince et lui dit à mi-voix :
- Présente-moi.
- Monsieur, je vous présente ma femme, dit Bernard.
- Monsieur... comment ? dit-elle.
Mais Bernard ignore le nom du monsieur.
Où en suis-je ? Trente-quatre ans bientôt, un petit nom, disons : un nom, que rien n'empêche - les autres le croient, mais, moi, je sais, hélas ! - de devenir un grand nom. Je pourrais gagner beaucoup d'argent, mais je n'en gagne pas. Pas un livre depuis un an. Sans le Plaisir de rompre, c'était une année nulle. Il est vrai que j'ai l'excuse de la mort de mon père, mais ma paresse n'a que celle-là. En morale, aucun progrès, loin de là ! j'ai perfectionné mon égoïsme. j'ai prouvé à Marinette que son bonheur dépendait de ma liberté. Est-ce que j'aime mes enfants ? Je ne le sais pas clairement. Ils m'attendrissent quand je les regarde, mais je ne cherche pas à les voir. Ils m'attendrissent sur moi. Une bonté générale dont il me serait pénible de faire profiter quelqu'un. Pas assez sensuel pour courir après les femmes, je sens toujours que la première venue ferait de moi ce qu'elle voudrait.
Des amis, et pas d'ami. J'ai à peu près perdu Rostand, et son succès ne nous rapprochera pas. Je ne fais rien pour eux. Ils sont peut-être la meilleure preuve que je suis quelqu'un. Ils ne peuvent m'aimer que par estime.
Toujours rosse. Trois pas dans la rue, et je deviens insupportable. Heureusement, je ne sors pas souvent.
Je suis aussi vieux d'âme que mon père l'était de corps. Qu'est-ce que j'attends pour me tuer ? Je crois même que je deviens avare, et que je me laisse payer trop de fiacres. J'en suis sûr.
Mes meilleurs mots, ceux auxquels moi-même je ne m'attendais pas.
2 janvier.
Pour nous punir de notre paresse, il y a, outre nos insuccès, les succès des autres.
3 janvier.
Chez Muhlfeld.
- Il n'y a qu'un poëte : c'est Rostand ! dit Mme Muhlfeld.
Je suis obligé de protester, parce que le voilà plus grand que Victor Hugo et qu'on tire, de son triomphe, des conséquences absurdes. Cyrano, un magnifique anachronisme, et pas plus. Rostand n'aura aucune influence sur la poésie, excepté sur les poëtes médiocres qui voudront avoir son succès. Cyrano n'inquiète même pas les vrais poëtes : c'est par des Samaritaine que Rostand les mettra dans sa poche.
- Voyons, entre nous, dis-je à Rostand, le succès de Cyrano vous a-t-il donné plus de joie que La Samaritaine ?
- Non, dit-il. Il y a, dans cette dernière pièce, des choses, le second acte, que je préfère à tout Cyrano. Il y a là un plus grand effort de poésie, et le succès de représentation a peut-être été plus grand.
- Vous avez tout fait dans La Samaritaine. Dans Cyrano, c'est le sujet, c'est l'époque qui vous ont soutenu. Un homme habile, un Sardou versificateur, pouvait trouver le sujet de Cyrano : il fallait un poëte pour La Samaritaine. Cyrano fait de vous un poëte dramatique, héroï-comique ; il vous cantonne.
Les poëtes qui ne font pas de théâtre peuvent toujours se soulager en disant : « II
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