Journal de Jules Renard de 1893-1898
la haine de l'officier de réserve pour l'officier de l'active.
L'oeil des femmes qui écoutent des vers. Quel dommage que l'oreille n'ait pas une expression !
L'on verrait de jolies petites oreilles de femmes ressembler à des oreilles de veaux. Et elles écoutent ! Elles écoutent comme si, toutes, elles s'appelaient Thérèse. Avec quelques ronrons et quelques rimes, on pourrait leur faire avaler l'Annuaire du Bureau des Longitudes.
J'ai trente-quatre ans, un nom. J'ai fait sur Alphonse Daudet un article de quatre pages où j'ai résumé les impressions que m'a laissées Daudet. Cet article a paru le plus original de tous ceux qui ont été écrits sur le même sujet : La Revue blanche me le paie seize francs. Mais c'est une bonne leçon de philosophie.
Si jamais une femme me fait mourir, ce sera de rire.
18 février.
Ce soir, à La Revue blanche. L'affaire Dreyfus nous passionne. On compromettrait pour elle femme, enfants, fortune. Thadée, qui nous apporte les nouvelles, devient quelqu'un.
- Je dînais hier soir, dit Mallarmé, avec Poincaré qui est pour Zola sans être pour Dreyfus, et qui disait tristement : « Je sens la guerre ! »
- Qu'il se fasse désinfecter ! dit Léon Blum.
- Pourquoi la guerre ? dis-je.
- Nous avons déjà failli l'avoir lors du procès, dit Mallarmé. Ça n'a tenu qu'à un cheveu. L'ambassadeur d'Allemagne a tout arrêté. Aujourd'hui, Guillaume est de plus en plus excité. Si sa femme ne le retenait par la manche...
- Ça me paraît un peu simple, dis-je. Mais je comprendrais l'irritation de Guillaume. Les Français lui disent d'abord : « Nous avons les Russes avec nous. Ah ! Ah ! venez-y, maintenant ! » Puis, des histoires de pièces volées et vendues à l'Allemagne. On comprend que Guillaume éprouve le besoin de nous crier : « Vous m'embêtez, avec vos pièces volées ! Je n'ai pas besoin de vos pièces secrètes pour vous battre : j'ai mes armées. Nous allons voir ! » On crie : « Vive l'armée ! » et « A bas la guerre ! » Il y a vingt-cinq ans que l'État-Major se prépare à refuser la guerre. On crie : « Vive la République ! » et on se fait arrêter. Tant mieux ! Tout va mal, tout va bien. Et si Zola est condamné, tant mieux, et, si Dreyfus est condamné, tant mieux ! Il nous restera le droit de haïr, sans arrière-pensée, l'attitude écoeurante de nos grands chefs d'armée.
- J'ai perdu un petit cousin ces jours-ci.
- Et moi une petite cousine. Nous pouvons parler d'autre chose : nous sommes quittes.
Mme Allais a l'air résigné et pas très heureux d'une femme dont le mari tourne tout à la blague, tout.
- Et vous, monsieur, où étiez-vous en 70 ?
- En nourrice.
Si j'ai un chapeau où votre tête enfonce jusqu'aux oreilles, tout de suite je me crois votre supérieur.
Mendès, vous méprisez les ironistes.
Ils jouent avec leurs sentiments les plus profonds. C'est comme si vous disiez qu'un papa n'aime pas ses enfants parce qu'il joue avec eux.
Un cheval tombe, le cocher aussi. Voilà ce que c'est que de vouloir monter sur le siège !
21 février.
Il ne faut pas connaître ses amis avant leur gloire.
22 février.
C'est un homme de haute taille qui paraît petit, tant il est plat.
Il pleure à froides larmes.
Je ne me suis jamais aperçu que les compliments qu'on me fait ne sont pas sincères.
C'est une façon de mal parler.
Littérature française, tire ta langue : elle est bien malade.
Elle s'est éloignée, d'un petit derrière pincé.
23 février.
Zola est condamné à un an de prison et mille francs d'amende.
Et, moi, je déclare :
Que je suis écoeuré à plein coeur, à coeur débordant, par la condamnation d'Émile Zola ;
Que je n'écrirai plus jamais une ligne à L'Écho de Paris ;
Que M. Fernand Xau est, physiquement, un des plus petits hommes que je connaisse, mais que, à force de platitude dans ses déclarations à ses abonnés, il arrive à me paraître encore plus petit ;
Qu'ironiste par métier je deviens tout à coup sérieux pour cracher à la face de notre vieux pantin national, M. Henri Rochefort
Que le professeur d'énergie Maurice Barrès n'est qu'un Rochefort de plus de littérature et de moindre aplomb, et qu'il fera tant que les électeurs ne voudront plus de lui pour conseiller municipal enfariné ;
Que M. Drumont n'a aucun talent, aucun, et qu'on s'apercevra que le joujou antisémite se cassera dans la main ;
Que, si Le Figaro ne se hâte pas de s'appeler le Bartholo, l'ombre de Beaumarchais ne peut manquer de venir lui tirer les
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