Journal de Jules Renard de 1893-1898
Il y aurait toujours une petite nuance.
Où il travaille le mieux, c'est en chemin de fer, et même en fiacre. Le mouvement agite son cerveau comme un panier d'idée.
Il a cinquante sujets de pièces aussi merveilleux que Cyrano.
Il aime tout du théâtre, jusqu'à ses odeurs d'urinoirs.
- Vous dites ça en riant !
- Je le dis en riant parce que c'est très sérieux.
Très bonne soirée peut-être pour un autre, ennuyeuse pour moi, et qui me laisse un mauvais souvenir. Je crois que j'ai perdu toute sympathie humaine, et je revois, dans tous les sourires, des dents de cannibales.
- Je n'aime plus le théâtre, dit Becque à Brandès. Je n'aime qu'à regarder des poitrines.
Tout à l'heure il dansera, et, entre son gilet et sa culotte, on verra déborder son caleçon. Et l'on se chuchotera : « Voyez-vous le caleçon de Becque ? Ce sont ses polichinelles qui sortent, peut-être. »
Jamais les femmes ne m'ont paru aussi bêtes.
1er avril.
A la Gloriette.
Triste comme une veuve qui regarde par la fenêtre un paysage d'automne.
Enfin seul, sans s.
Des arbres dont on a coupé tous les membres. Il n'en reste que le tronc mutilé. Chaque amputation a laissé une tache ronde de cicatrice sèche. Au pied, quelques branches encore ; avec les autres, on a fait des fagots. Et ce carnage n'impressionne pas : aucune plaie ne saigne. D'autres branches pousseront avec une nouvelle force. Méfions-nous ! Il y a des hommes, dont je suis, qui exagèrent la sensibilité des arbres.
Une truie pleine, rousse et vêtue de saleté. Ses tétines gonflées touchent le sol. Voilà une mère ! Elle commande le respect comme ces femmes qui, par ordre du médecin, marchent aux Champs-Élysées, richement vêtues et précédées d'un ventre magnifique.
Un verrat la suit, avec son énorme vessie au derrière. D'ailleurs, l'un et l'autre ne pensent qu'à manger, et leurs groins ne quittent plus la terre.
Non loin d'eux, un autre cochon, ni truie, ni verrat. Il a dû tomber dans l'eau par mégarde, car il est propre, presque blanc, et gras comme un moine.
Des arbres à la peau rude de rhinocéros.
Avril.
Sur le pont, regarder le flottage des bûches qui se poursuivent et s'entrechoquent, et paraissent vraiment animées.
C'est une foule de bêtes vivantes et bizarres de simplicité : ni tête, ni membres. Elles culbutent au bas du moulin, et descendent, d'une allure rapide, aussi loin que va la rivière, qui n'a plus l'air de couler. Les bûches ruisselantes glissent, marchent ou bondissent sur elle. Quelques-unes, lasses, se séparent du troupeau et se retirent dans un coin d'eau dormante où elles s'immobilisent peu à peu. D'autres se noient. Et les poissons, que cette invasion effare, se collent contre les bords, sous l'épervier.
Le dimanche des Rameaux, pendant la messe, le coq du clocher était tourné au nord : signe de beau temps, d'une année de sécheresse.
Le flottage à bûches perdues. Elles arrivent de Château-Chinon et vont à Clamecy. On les jette à Château-Chinon le matin. Elles arrivent à Chitry vers quatre heures, selon la force du courant, à Clamecy, vers dix heures du soir. Assis au moulin, Bouliche, armé de son croc, les attend et les surveille. Il les surveille jusqu'à Marigny. Il ne faut pas qu'elles s'arrêtent à quelque fond où la rivière manquerait d'eau ; elles feraient obstruction, le flot de bois serait immobilisé, et la rivière, débordant, entraînerait les bûches dans les prés. L'eau reviendrait peut-être, pas les bûches.
Quand Bouliche voit que quelques-unes se prennent au milieu de la rivière, il quitte ses sabots, relève sa culotte, entre dans l'eau et, avec son croc, les déprend. Sur le bord de la rivière, nous suivons le flot.
Parfois, deux bûches sonnent, comme quelqu'un qui marche avec des sabots. Et voici une, lourde, imbibée comme une éponge, qui s'en va lentement, levant à fleur d'eau un nez d'hippopotame. Ce n'est pas près qu'elle arrive à Clamecy ! Ce doit être une bûche de l'année dernière. Elle a passé l'hiver au fond de la rivière ; elle est remontée aujourd'hui seulement, saoule d'eau.
Un épi de blé de la taille de Toulouse-Lautrec.
La pire odeur qu'on respire, c'est de se sentir mauvais.
Au cimetière. Je tâche de m'imaginer la chose horrible qu'est maintenant le visage de mon père, et je sens la grimace que fait mon visage à moi.
Les vieux peignes sales des chardons.
Oh ! Oh ! je suis déjà presque aussi vieux que mon père, qui est mort.
Une nature dessinée
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