Journal de Jules Renard de 1893-1898
vit maritalement avec un prêtre.
- Avec qui de plus honorable voudriez-vous qu'elle vécût ?
- Je ne sauverais jamais quelqu'un, dis-je. J'aurais trop peur qu'on me donne une médaille de sauvetage.
- Moi, dit Tristan Bernard, j'ai vu, une fois, une femme dans les pattes d'un cheval. Je n'ai pu que crier et me sauver dans une pissotière.
12 novembre.
Bernard à un corbillard :
- Cocher, êtes-vous libre ?
13 novembre.
Le langage des fleurs qui parlent patois.
L'écriture de Courteline, de ses manuscrits : il semble écrire avec des pâtes d'Italie.
Enfin, s'il parvenait à travailler, la montagne de sa paresse accouchait d'une souris.
14 novembre.
- Je sais bien que j'ai l'air ridicule en disant cela, mais...
- Ne le dites pas,
- Je ne comprends pas qu'on collabore.
- Avec d'autres que vous.
L'emprunt.
- Combien voulez-vous ?
- Cent francs me suffiraient.
- Je peux, sans vous gêner, vous prêter davantage.
- Je n'osais pas, mais, puisque vous m'y encouragez, je vous demanderai deux cents francs. Oui, deux cents francs me suffiront.
- Vous êtes extraordinaire.
- Moi, dit Courteline, j'ai encore la veine d'avoir toute ma famille ; mais mes parents sont comme des bustes sur une planche. Un jour, ils vont tous me tomber sur la tête : ça sera effroyable.
17 novembre.
Il y avait là quatre hommes sinistres qui parlaient de Théophile Gautier comme s'ils l'avaient tout à l'heure assassiné.
M. Édouard Montagne, un homme saur en bois gelé. En le voyant, j'ai eu froid dans le dos. J'ai pensé tout de suite à ma retraite.
Le monsieur qui veut raconter une histoire. On ne l'écoute pas. On parle. Quand on se tait, il dit : « Et alors, n'est-ce pas ? » Déjà, l'on ne l'écoute plus, et cela dure jusqu'à ce qu'il renonce à raconter son histoire, se taise pour de bon et se prenne la tête dans les mains.
On écoute les histoires des autres.
21 novembre.
Il arrêtait une femme dans la rue et lui demandait :
- Et toi, combien de fois as-tu trompé ton mari ?
Il recevait beaucoup de visites d'amis parce qu'il aurait pu mettre à sa fenêtre un écriteau portant ces mots : « Ici on lit le Larousse. »
Mal nourris, tous mes projets sont morts de faim.
22 novembre.
Le duel des deux distraits.
Comme ils ne s'étaient pas vus depuis longtemps et qu'ils avaient déjà oublié pourquoi ils allaient se battre, dès qu'ils s'aperçurent ils coururent l'un à l'autre, se demandèrent de leurs nouvelles, se serrèrent la main et, plantant là les témoins, ils s'éloignèrent à pas lents, en causant, et disparurent dans le bois.
L'estomac délabré, elle « goûte » seulement, et ne prend jamais rien qu'entre ses repas.
Un jour, il épousa une idée, pauvre, mais bonne, qui le rendit heureux toute sa vie. Et ils n'eurent pas plus le sou à leurs noces d'or qu'à leurs noces d'argent.
- Ne pensez-vous pas, comme moi, que la politique est une chose admirable ?
- Oui, monsieur. Je partage votre avis : c'est une chose écoeurante.
Le visage de l'ivrogne comme gravé à l'eau-de-vie.
Je ne réfléchis pas : je regarde et laisse les choses me toucher les yeux.
23 novembre.
Coolus me raconte cette artiste idée de Mallarmé. Une petite fille, toute petite, a un parapluie, tout petit. Arrive un omnibus à quatre chevaux, gros comme un monstre. La petite fille lève son petit parapluie, et le monstre s'arrête.
Un mot de vieille femme sur le pas de sa porte, au crépuscule.
- Mais vous n'y voyez plus, ma vieille !
- Je tricote au son de mes doigts.
Il y a certains services qu'on a l'air de vous demander et qu'il faut bien se garder de rendre.
Barrès, ce soir, était très en forme... de canne à bec de corbeau.
C'est bien assez d'avoir du talent, sans s'occuper de le faire valoir.
- Etes-vous musicien ?
- Je ne suis pas musicien, mais j'aime beaucoup la musique.
- Pardon ! Permettez : si vous aimez la musique vous êtes musicien.
- Ah ! Ça dépend de ce que vous voulez dire.
- Oh ! C'est tout dépendu.
26 novembre.
Il avait des manchettes en forme de faux-cols.
Il ne lui restait qu'à leur mettre une cravate.
27 novembre.
Les faits sont là.
- Non ! Ils sont ici, près de moi, pour moi.
Barrès, ce jonc coupant.
28 novembre.
- Le monsieur qui vous demande la permission de vous faire une critique de détail, parce qu'il est de la partie.
Si je lui confie un secret, tout de suite elle a dans la langue un poisson frétillant.
Je fais mon possible pour avoir l'air de l'écouter, et je crois y réussir.
- Ah ! dit-il soudain, je
Weitere Kostenlose Bücher