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Journal de Jules Renard de 1893-1898

Journal de Jules Renard de 1893-1898

Titel: Journal de Jules Renard de 1893-1898 Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jules Renard
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voix de poche de gilet. Jean Lorrain, avec des mèches blanches et une paupière tombante. Marcel Schwob, qui se fait maintenant une tête, laisse pousser ses cheveux, ceux qui veulent ; mais il a derrière le crâne une place nue. Il a l'air de sortir d'un de ses contes.
Jean Dolent couvert de miettes. Nous parlons du travail pour le travail, et il se met en fureur contre les gens qui disent : « Oh ! Dolent n'a pas de besoins. »
    - Quand je voyage avec mon ami Carrière et que nous faisons un détour pour économiser cent francs, ça nous chagrine. J'ai de quoi manger parce que je modère mes appétits. L'artiste, c'est celui qui n'a pas de but, qui n'est préoccupé que de son art, et non point de femmes, d'argent, de situation mondaine. Et l'artiste est celui qui dédaigne les compliments, parce que personne ne le connaît comme il se connaît.
Tissot me présente Georges Lecomte et lui dit : « Voilà un homme heureux ! »
Et Fèvre qui fait la moue parce que je lui dis qu'il ressemble à un certain Pontsevrez, et Georges Moreau, directeur de La Revue encyclopédique, qui vient à moi et me reconnaît d'après un portrait paru dans La Plume. A ma gauche, un monsieur qui se rappelle m'avoir vu chez Léon Daudet, ou dans une gare en costume de voyage : il ne sait pas bien. Il confond avec Rochefort, retour de Londres. Il est sourd, et il me parle avec une toute petite voix de religieuse, de sorte que c'est moi qui lui semble être le sourd.
- On ne vous voit pas souvent, me dit Goncourt.
- Mon cher maître, c'est pure discrétion.
- Eh ! bien, c'est bête.
- Voilà un mot qui me plaît.
Il est beau, notre vieux maître. Il est ému, et, quand on lui serre la main, on la sent molle, et ballottante, comme pleine de l'eau de son émotion.
    Il y a, devant lui, sur la table, un superbe gâteau monté, dont on dirait l'Académie des Goncourt réalisée, en modèle réduit, par un pâtissier.
Comment ! C'est ça, le grand Clemenceau, ce monsieur qui parle d'une voix saccadée, une main dans la poche, et qui vous sort une vieille phraséologie ? Ce scalpel ne servait-il pas déjà à couper la carotide aux mammouths ? Dieu ! que ces gens-là sont loin de nous ! « Bon ouvrier... République sociale... » Zut ! Zut ! Monsieur, vous êtes chez des hommes de lettres, et vous nous prenez pour des électeurs. Ne sentez-vous pas notre déception, et un peu notre dédain ? Quelques-uns de vos amis disent que vous improvisez.
Et puis, Zola nous raconte ses petites affaires. Ah ! le vieux bûcheron bûcheronne toujours. Enfin, Daudet, restant assis, lit à Goncourt son petit devoir d'amitié. Il a bien l'air de l'écolier penché sur sa table, sur sa feuille de papier tremblante, sous l'oeil sévère du maître. Et pourtant, je l'affirme, toute notre sympathie allait à eux quand, durant nos bravos et tandis que nos mains battaient, Goncourt et Daudet se serraient les leurs sous la table.
Très bien, Poincaré, avec sa figure anguleuse et volontaire, son front gouvernemental. Il dit le mot juste. Il est modeste. Il diminue l'État, il s'excuse en l'honneur de la littérature. Et cela lui permet, à lui, jeune ministre de trente-cinq ans, d'être assis sans ridicule, sans que nous nous révoltions, à la droite d'un de nos maîtres qui a plus de soixante-dix ans et qui seulement à cet âge est mis à sa place, au premier rang.
    Et Barrès, avec sa tête de grand-duc déplumé, le regarde, le jeune ministre, applaudit même, Barrès dont le nez s'allonge jusqu'à former un angle aigu avec la ligne de la bouche et du menton. Je le félicite de sa dernière incarnation, et il sourit.
Georges Hugo, plein de santé, qui se porte comme un alexandrin de son grand-père.
Il y a des Japonais, qui ont l'air de petits charbonniers juifs. Il y a des Anglais, qui ont l'air d'Oscar Wilde traduit en français. Il y a un petit Américain estropié, qui a fondé un journal à douze ans, et trente mille petites filles se sont abonnées.
Et il n'y a pas François Coppée, qui est malade et mourra peut-être de ce banquet. Et il y a Willette, avec sa tête de Louis-Philippe avant la gloire. Et il y a Huret, avec sa tête de grand jars prêt à siffler.
Le grand hall se vide. Un riche original pourrait s'y offrir un banquet, tout seul à lui tout seul, avec les plats qu'on a économisés grâce à ces discours. Quand on parlait de La Fille Élisa, les garçons dressaient l'oreille comme si elle allait entrer. Et Goncourt a dû faire cette réflexion

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