Journal Extime
canoë canadien, véritable coque de noix. Chaque jour je franchissais la barre et j’allais assez loin pour que la plage devienne une mince ligne jaune au pied de la côte. Si j’avais versé je n’aurais certainement pas pu revenir à la nage. J’étais toujours seul. Jamais mes parents n’ont soupçonné que je risquais ainsi ma vie. En abordant après des heures de dérive, j’avais le corps blanc de sel, les embruns qui m’avaient éclaboussé ayant séché au soleil. Ce sont ces heures marines que fait revivre à mes oreilles la musique de Debussy. L’été splendide, la mort tout autour, la guerre prochaine qui dresse un nuage noir plein d’éclairs à l’horizon. Je glisse avec mon corps nu tacheté de sel sur le dos vert des lames. J’ai peur et je suis heureux.
JUIN
Je flâne dans le jardin. Côté rue un vrombissement intense attire mon attention. De l’autre côté de la rue, une vieille maison dresse sa façade fissurée. Un gros nuage noir d’abeilles ondule sur toute la largeur de la rue et s’engouffre dans l’une des brèches de la façade. Cela dure plus d’une heure, puis plus rien : la maison est farcie d’abeilles. Ce soir des amis viendront l’habiter. Je téléphone aux pompiers. Dès lors qu’il s’agit non de guêpes mais d’abeilles, ils se récusent. Je n’ai qu’à faire venir un apiculteur…
Le marbrier de Chevreuse au nom prédestiné de Jean Borne vient fixer au mur du jardin une plaque de marbre et un grand médaillon de fer forgé noir représentant un petit Cupidon. C’est là que je vais enterrer – conformément à sa demande testamentaire – l’urne des cendres de ma mère. Elle m’a été apportée par ma nièce que j’ai dû décevoir. Elle avait l’idée drolatique de remplir de ces cendres un ours en peluche qu’elle aurait promené partout avec elle. Quant au Cupidon, je l’ai vu dans toutes les chambres occupées par ma mère. Il a l’air chagrin, les mains liées derrière le dos. Son carquois et son arc sont tombés par terre. Voilà qui est assez symbolique des interdits pesant sur le sexe. Je fais un sondage d’opinion parmi mes frères et sœur et leurs enfants pour savoir comment je dois appeler maman sur la plaque ; la majorité se prononce pour son surnom familier de Ralphine (nous appelions papa Ralph).
Un journaliste italien de la Stampa au beau nom de Claudio Altarocca m’assassine de questions pendant deux heures sur mes voyages en Afrique. Nous sortons de là abrutis et abasourdis. Le jardin rayonne de sérénité dans le soleil couchant. Le monsieur italien a l’air tout mélancolique. Moi : « Vous n’êtes pas satisfait de notre entretien ? – Si, si, mais c’est comme ça : la beauté me rend triste. » Je lui demande si c’est la mienne, celle de mes histoires africaines ou celle du jardin. Il lève vers moi un sourire navré.
À moins de deux kilomètres de chez moi, sur le plateau, au sortir d’Herbouvilliers, je découvre des travaux en cours assez importants, mais tout à fait énigmatiques. Au retour, je téléphone au maire, Robert Delerozoy. Il m’explique qu’il s’agit d’un forage destiné à évaluer une nappe de pétrole se trouvant là. Si cette nappe se révèle suffisante, on la mettra en exploitation. Il y aura un derrick, on construira une route pour la noria des camions-citernes évacuant le pétrole en l’absence d’oléoduc, etc. J’habite ici depuis quarante-cinq ans et j’y ai écrit tout ce que j’ai publié. Néanmoins j’accueille avec sérénité cette menace d’une destruction apocalyptique de ma campagne environnante. C’est qu’elle satisfait une vieille angoisse sans remède autre que ce formidable coup de pied au cul. Je me reproche ma sédentarisation excessive, absolue et sans issue. Par mes seules forces. Oui, partir, déménager, liquider des tonnes de vieilleries accumulées au cours des ans, reprendre tout à zéro, quel coup de jeune ! Plus d’un de mes amis en agissent ainsi et je les admire sans pouvoir les imiter. Chez Bernard Clavel, cela confine à la frénésie. Il passe de l’Irlande au Canada, du Canada à la Suisse, puis se fixe à nouveau en France. Sait-il quand il s’installe quelque part que c’est tout au plus pour quelques années ou bien croit-il chaque fois avoir enfin trouvé le havre de paix définitif ?
Un coup de téléphone de Gallimard m’apprend que la revue de la Sécurité sociale demande l’autorisation
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