Journal Extime
dans mon roman La Couleuvrine sous l’aspect d’un Juif de Salonique résidant à Venise au XVI e siècle et s’appelant Giorgio Roditi auquel je prêterai des propos tirés de son livre. Il a eu une sœur qui s’est suicidée par amour pour Friedrich Sieburg en laissant une fille, laquelle est devenue Annabelle Buffet. Il a quatre-vingt-dix ans et se dit gâteux. Je lui demande comment se manifeste son gâtisme. Il me répond : par des larmes. Il n’avait jamais pleuré. Depuis peu, il est envahi à toute occasion par un attendrissement qui lui tire des flots de larmes.
Parce qu’il y a cinquante ans, les Américains débarquaient en Normandie, TF1 diffuse le film de Cornelius Ryan et Daryl F. Zanuck Le Jour le plus long dans une version « colorisée » (pourquoi pas « coloriée » ?) et Arte évoque l’événement par des bandes authentiques de provenance américaine, anglaise et allemande. Le contraste est saisissant entre la brutale vérité de ces films d’actualité noir et blanc et la tartine de confitures caramélisées de ce western où l’on reconnaît, déguisés en GI, John Wayne, Robert Mitchum, Henry Fonda, Sean Connery, etc. Pour mieux ridiculiser la Résistance française, on a fait appel pour l’incarner à l’Italienne Sophia Loren et à Arletty qui vivait notoirement à l’époque avec un officier allemand. Cette « colorisation » nous met en face d’une vérité difficile à admettre, mais inéluctable : le réel où nous vivons n’est pas en couleurs. Il n’est d’ailleurs même pas en noir et blanc. Il est gris. Gris comme les films d’actualité qui nous le font sentir.
Voyage en Suisse. On m’emmène voir les fameuses chutes du Rhin à Schaffhausen. Me souvenant de la description apocalyptique qu’en donne Victor Hugo dans Le Rhin, je trouve cela – sans Hugo – un peu décevant, mais beau, agréable et d’une grande fraîcheur – dans tous les sens du mot. Je me demande quel peut être l’effet physiologique – notamment sur les nerfs et sur l’audition – de ce grondement subi sans interruption par les riverains. (Citation de V.H. : À l’endroit le plus épouvantable de la chute, un grand rocher disparaît et reparaît sous l’écume, comme le crâne d’un géant englouti, battu depuis six mille ans de cette douche effroyable… L’âpre sentier qui descend du château de Laufen à l’abîme traverse un jardin. Au moment où je passais assourdi par la formidable cataracte, une enfant habituée à faire ménage avec cette merveille du monde jouait parmi les fleurs et mettait en chantant ses petits doigts dans des gueules-de-loup roses. )
Certains hommes – notamment des écrivains (Ernest Hemingway, Romain Gary) – se seraient suicidés parce qu’ils se seraient sentis devenir sexuellement impuissants. Devant une pareille sottise, les bras m’en tombent. Et puis je me dis qu’un certain degré de bêtise peut être en toute justice puni de la peine de mort. La limite ayant été franchie, ces hommes se sont exécutés eux-mêmes. Justice est faite. À noter qu’aujourd’hui la pilule Viagra a mis fin à ce genre de drame. Misère, misère, misère !
Je comprends parfaitement en revanche le suicide d’Henry de Montherlant. Le jeudi 21 septembre 1972 à 16 heures il s’est tiré une balle dans la tête en laissant ce mot d’explication : « Je deviens aveugle, je me tue. » Je venais d’arriver avec Édouard Boubat à Vancouver. J’ai appris la nouvelle la nuit par la radio. Plus tard Claude Gallimard m’a appris un curieux détail de cette mort.
Montherlant lui avait dit récemment : « Je ne me sens pas en sécurité. J’ai un revolver, mais je n’ai pas de munitions. Pourriez-vous m’en trouver ? » Claude Gallimard confie à son fils Christian l’arme avec mission de la garnir de balles. À cette époque André Malraux, ministre de la Culture, faisait des apparitions rue Sébastien-Bottin accompagné d’un garde du corps. Christian Gallimard s’adresse à ce dernier. « C’est exactement le calibre de mon arme », dit-il. Et il charge le revolver que Claude Gallimard rend ensuite à Montherlant. C’est donc avec des balles destinées à la protection d’André Malraux qu’Henry de Montherlant s’est tué. Curieuse passerelle jetée entre deux écrivains de la même génération que tout par ailleurs séparait.
P.S. : Tout les séparait vraiment ? Je me suis longtemps demandé pourquoi
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