Journal Extime
von Eichendorff (1826). Ce n’est sûrement pas un grand livre – tout juste une longue nouvelle – mais c’est un livre à la fois délicieux et exemplaire. On songe sans cesse en le lisant à l’extraordinaire magie du début du Grand Meaulnes d’Alain Fournier. C’est le romantisme innocent et idyllique. On ne quitte jamais la scène d’un théâtre. Le jeune héros – bon à rien – part au hasard à travers le monde avec son violon pour tout bagage. Mais il a beau voyager – il découvre l’Italie, pays de rêve –, il ne bouge pas en vérité, et les personnages qui apparaissent et disparaissent sont toujours les mêmes – comme dans une troupe théâtrale dont l’effectif est forcément limité. Le décor est fait de châteaux et de nobles demeures noyés dans des massifs d’arbres centenaires. Il y a des bassins, des roseraies, des statues. On y chante et on y danse. Mais l’essentiel, c’est le violon magique dont notre jeune vagabond ne se sépare pas. Grâce à sa musique, on l’accueille et on lui fait fête. Son couvert est mis à toutes les tables et son lit est fait dans toutes les chambres. Il possède un charme juvénile irrésistible. Même un homme tombe à genoux devant lui. On note le nombre de fois où il s’endort, fait un rêve, et quand il rouvre les yeux tout a changé autour de lui.
On peut trouver cela délicieux ou fade et inconsistant. Je crois néanmoins qu’il s’agit de la peinture d’un sentiment qui a eu son importance au début du XIX e siècle : celui que tout était irrévocablement transformé et que la douceur de vivre de l’Ancien Régime ne pouvait plus être évoquée qu’avec une déchirante nostalgie. Casanova est tout entier là.
Visite du chantier de la ligne nord-est dite Éole du RER. Nous nous rendons gare de l’Est. On revêt une combinaison, on chausse des bottes de caoutchouc et on coiffe un casque. Dans cet accoutrement, on déambule dans la rue de Verdun au milieu des passants qui ne paraissent nullement surpris. Puis un ascenseur vous plonge à trente mètres sous terre. Le bruit est infernal, sous-tendu par le ronflement d’une énorme manche à air qui assure la ventilation. Ce qui m’a le plus frappé, c’est la pureté des glaises, granits, schistes et sables dans lesquels les tunneliers enfoncent leurs énormes fraises. Dans son livre d’anticipation Paris au XX e siècle Jules Verne explique qu’un métro doit être forcément aérien à Paris en raison de l’encombrement du sous-sol de la ville. C’est sans doute vrai jusqu’à moins vingt mètres. Mais à partir de trente mètres, Paris, ses égouts, ses fondations, ses caves n’existent plus, et on retrouve la pureté de l’élément tellurique comme en plein désert ou au centre de la forêt vierge. La civilisation apparaît comme une mince pellicule d’impuretés. Je ramasse même une rose de sable, telle qu’on en trouve en plein Sahara.
J’emmène déjeuner à Paris Émilie et Édouard, les enfants de mon frère Gérard, qui vivent à Boston. Avant de les quitter je leur dis : « Sachez, mes petits, que tous les Tournier ont un grain dans la cervelle. Vous êtes des Tournier donc vous êtes fous. Quant à moi, j’ai sans doute le comportement le plus sage de toute la famille, mais c’est parce que j’évacue ma folie dans mes livres. »
Visite du jeune Nicolas, vingt ans. Voulant me montrer sa nouvelle carte de crédit, il ouvre son portefeuille et en répand le contenu sur la table. Je constate qu’il n’y a là qu’une seule photo, celle d’un chien. Je ne peux m’empêcher de lui faire part de mon étonnement. À vingt ans, une seule photo sur son cœur, et c’est celle d’un chien ? N’est-ce pas un peu triste ? « Ah ! mais pas du tout ! s’exclame-t-il. Ce n’est pas un chien, c’est une chienne ! » Ah ! bon alors tout va bien !
Je lis Astolphe de Custine d’Anka Mühlstein (Grasset). Je suis émerveillé des relations entre Astolphe et sa mère Doris. Relations de tendresse et de solidarité absolues sans la moindre trace de tyrannie. Comme on est loin de celles qui unissaient pour leur commun malheur Proust et sa mère, Gide et la sienne ! Doris est jeune, belle et elle aime les hommes. Son fils ne s’offusque pas de voir défiler des amants dans la chambre de sa mère. Astolphe est jeune, beau et il aime les hommes. Sa mère ne s’offusque pas de voir défiler des amants dans la chambre de son
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