Journal Extime
j’éprouvais une antipathie égale et de même nature pour quatre écrivains de la même génération : Henry de Montherlant, André Malraux, Louis Aragon et François Mauriac. C’est qu’en dépit de leurs immenses différences, ils avaient un point commun, un père spirituel commun dont la seule évocation me fait fuir, comme l’odeur du putois fait fuir le lapin : Maurice Barrès. Malgré tous mes efforts, je n’ai jamais pu comprendre l’énorme ascendant qu’il a pu exercer sur ses contemporains plus jeunes.
La chaleur caniculaire qui sévit depuis deux semaines se détend enfin dans une faible pluie orageuse. Je ne connais pas de plus grande exaltation des arbres et des champs céréaliers que cette rémission pluvieuse. Promenade sur le « plateau ». Les épis d’orge ploient leurs plumeaux lourds et dorés sous la pluie. Je m’avise pourtant que des pans entiers dudit plateau ne sont plus cultivés et se hérissent de tiges capricieuses et indéfinissables. Adam ne s’est pas donné la peine de donner des noms aux plantes folles qui poussent dans les friches. Il aura donc fallu que je voie cela aussi : après la fermeture de l’école de mon village, le « plateau », notre plateau tournant au terrain vague.
Quand une souris voit passer une chauve-souris, elle s’écrit : « Oh un ange ! »
Présentation à la télévision de l’hydroptère, le voilier volant d’Éric Tabarly. Dressé sur ses béquilles, il atteint des vitesses supérieures à soixante-dix km/heure. Il est vraiment remarquable qu’au cours d’une histoire millénaire, la marine à voile n’ait jamais cessé de se perfectionner alors que bien évidemment toutes ses données et tous ses problèmes étaient réunis dès le premier jour. L’hydroptère constitue une date dans cette histoire faite de courage, d’élégance et de douceur.
Plus j’avance, plus je regrette de n’avoir pas été un écolier puis un étudiant surdoué. Dévorer tous les livres, exceller en mathématiques, en musique, dans tous les jeux intellectuels, me rendre maître de toutes les langues. Une tête énorme où tout le savoir humain serait emmagasiné. Cela doit suffire à faire le bonheur d’une vie et tenir lieu de voyages, d’amours et même d’inventions. Je prends là le contre-pied de Faust au début de la pièce de Goethe. Vieillissant il s’aperçoit qu’il sait tout, mais qu’il a oublié de vivre. Ce qui m’en sépare fondamentalement, c’est que de son savoir encyclopédique, il tire la conclusion qu’il ne sait rien, que tout cela n’est que vain fatras et qu’il aurait mieux fait de boire et de trousser des filles, comme ses camarades. Pour moi le savoir est incomparable de beauté et de profondeur. Il y a des abîmes de lumière dans la philosophie, des subtilités exquises dans les mathématiques, des clefs d’une foudroyante efficacité dans les sciences, et surtout, ah, surtout des beautés d’une majestueuse grandeur dans les lettres et les arts. Mais toutes ces richesses doivent être méritées pour être conquises. Ah, d’un coup de baguette magique avoir à nouveau dix ans, et sachant tout ce que je sais, tout refaire, tout revivre mieux, plus fort et en somme parfaitement. Mener une vie parfaite. Idée d’un roman intitulé Michel 2 ou la Vie parfaite.
Grande question dans une « vie parfaite » : quid de la création, de l’invention avec les déséquilibres, les manques et les bavures qu’elles impliquent ?
Un écrivain inspiré est celui qui est dépassé par son propre texte.
Les Français n’ayant lu de Descartes que la première phrase du Discours de la méthode et l’ayant prise à contre-sens prêtent à l’épithète « cartésien » le sens de : attaché au gros bon sens. J’ai entendu à la radio cette énormité : « Les Français sont trop cartésiens pour avoir le sens de la métaphysique. » Alors que Descartes a fondé la métaphysique moderne avec une audace qui n’a jamais été surpassée.
Je reçois aujourd’hui une édition du Dictionnaire philosophique de Voltaire, et c’est là que je trouve le traité du gros bon sens, plat, d’une indécrottable médiocrité. J’ai rarement lu un livre plus désespérant. D’une façon générale Voltaire bénéficie en France d’une surévaluation monstrueuse. Que reste-t-il de son œuvre ? Quelques petits contes secs, plats et sans poésie, et un immense théâtre que personne ne
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