Journal Extime
que les peintres d’autrefois qui faisaient un Stilleben obéissaient au même besoin : inscrire dans l’éternité une scène qui y aspire par toute la force de son calme, de son luxe et de sa sérénité.
P.C., mon ami norvégien, à propos du vin : « Chez nous en Scandinavie, on reste sobre toute la semaine et on se saoule à mort le samedi soir. En France, j’ai découvert avec bonheur l’état de semi-ébriété permanent où vivent la plupart des Français. » Je lui réponds que l’équivalent peut être vécu en amour. Certains tombent amoureux et traversent une crise grave. Puis cela passe et ils n’y pensent plus jusqu’à la prochaine fois. D’autres au contraire vivent dans un état de semi-ébriété amoureuse permanent. Jamais de grande crise, mais une petite fièvre de tous les instants qui leur tient chaud sans les brûler.
Le curé qui fait l’instruction religieuse des futurs premiers communiants s’est aperçu qu’un de ses élèves croyait que le crucifix était un tournevis à lame cruciforme.
Déjeuner avec S.K. Nous parlons de la vie érotique des « vieux ». Il affirme que la célébrité, le pouvoir et l’argent ont un effet d’érotisation, rendant désirables des hommes que leur âge devrait disqualifier. Voir comment les femmes se jetaient dans les bras d’un Picasso, d’un Rubinstein ou d’un Karajan. Je lui rappelle cette réponse de la Callas à laquelle on demandait ce qu’elle aimait chez Onassis : « Il est beau comme Crésus ! »
Dialogue avec des lycéens, l’un d’eux me demande « Êtes-vous homosexuel ? » Je réponds : « Oui bien sûr, puisqu’il y a au moins deux homosexuels dans mes romans, l’Alexandre des Météores et M. Achille de La Goutte d’or. Mais je suis aussi fétichiste (pour avoir écrit Le Fétichiste ), vieille grand-mère, petit chien, curé, etc., tous les personnages, tous les êtres vivants de mes histoires. C’est cela être romancier. Quant à savoir ce que je suis par moi-même quand j’ai fini d’écrire, je n’en sais trop rien et cela m’importe assez peu. Je ressemble au comédien qui a été Hamlet, Néron, Alceste, Don Juan et Faust, et qui déshabillé et démaquillé n’est plus personne. C’est là sans doute la leçon de l’échec de mon livre Le Vent paraclet. Le sujet de ce livre – M.T. – s’est révélé par trop inconsistant. »
Ce même sujet – M.T. – vient de faire l’objet d’un colloque d’une semaine (21-28 août 1990) au château de Cerisy-la-Salle. Il en avait été question jadis, mais j’avais été surpris par cet honneur exorbitant et j’avais réagi par un refus paniqué. Je me voyais en cadavre nu et disséqué entouré par les personnages funèbres chapeautés de noir de la Leçon d’anatomie de Rembrandt, ou encore comme un de ces saints Sébastien liés à un tronc que des archers criblent de traits. Il est vrai – me disait-on – que la présence « physique » de l’intéressé n’est nullement nécessaire à ce genre de débat. J’ai demandé à l’auteur du Rivage des Syrtes s’il se rendrait au colloque Julien Gracq annoncé pour l’an prochain : « Ah non, m’a-t-il répondu, j’aurais trop peur d’échouer à mon propre examen ! »
Mais comment ne pas répondre à un pareil rendez-vous ? Peut-on laisser des gens venir à leurs frais des quatre coins du monde sans se déranger soi-même ?
Cerisy est un château de schiste sombre qui a fort belle allure au bord d’un étang entouré de grands chênes. L’ensemble est sévère mais accueillant. La surprise fut pour moi la petite société de plus de soixante-dix personnes venues des six coins de l’Hexagone, mais aussi d’Australie, de Chine, du Brésil, de Norvège, de Nouvelle Zélande, que sais-je encore ! Je les ai bien regardées, cherchant l’air de famille qui les rapprochait, puisque c’était là ma famille. Et je l’écris comme je l’ai constaté : j’en suis fier et heureux de cette famille. Je leur ai dit à l’heure des adieux : je vous trouve tous spirituels, subtils, élégants, gais et beaux et je vous aime !
Paul Valéry raconte qu’il se glissa un jour dans un amphithéâtre de la Sorbonne où, devant ses étudiants, Gustave Cohen développait ex cathedra une explication du Cimetière marin :
Je me sentais mon ombre…, écrit-il. Je me sentais une ombre capturée, et toutefois je m’identifiais par moments à
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