Journal Extime
quelqu’un de ces étudiants qui suivaient, notaient et qui de temps à autre regardaient en souriant cette ombre dont leur maître, strophe par strophe, lisait et commentait le poème…
J’avoue qu’en tant qu’étudiant, je me trouvais peu de révérence pour le poète – isolé, exposé et gêné sur son banc. Ma présence était étrangement divisée entre plusieurs manières d’être là.
Il est vrai que l’expérience faite par Paul Valéry avait ceci de particulier : le texte de lui qu’étudiait Gustave Cohen était en vers et le commentaire de Cohen se formulait évidemment en prose. Il s’agissait en somme d’une transcription de la poésie en langage prosaïque, entreprise discutable et peut-être vaine. « Si on s’inquiète de ce que j’ai voulu dire dans tel poème, écrit Valéry, je réponds que je n’ai pas voulu dire, mais voulu faire, et que ce fut l’intention de faire qui a voulu ce que j’ai dit… »
Cette remarque formulée à propos de la poésie serait encore plus valable, je pense, à propos de la musique ou de la peinture. Le « faire » avec des notes ou avec des couleurs est encore moins un « dire » que la poésie, et la distance qui sépare l’œuvre de son commentaire est plus grande encore.
N’ayant moi-même écrit qu’en prose, ce hiatus n’existait pas. Il existait au contraire une affinité évidente entre mes textes et les commentaires qu’ils suscitaient. Soit un petit conte d’une part et un sonnet d’autre part. Qui ne voit que les commentaires dont on entourera le sonnet seront toujours plus ou moins intempestifs, alors que le conte appelle de lui-même son exégèse ? Les réflexions que j’ai entendues à Cerisy allaient dans le sens que j’ai toujours donné à la littérature en général et au conte en particulier. Un poète, un romancier, un novelliste, un conteur ne donne au lecteur que la moitié d’une œuvre, et il attend de lui qu’il écrive l’autre moitié dans sa tête en le lisant ou en l’écoutant. Les œuvres littéraires les plus importantes selon moi sont celles qui ont suscité après elles une postérité renouvelée à chaque génération. Avec mon premier roman Vendredi, je me suis inscrit d’entrée de jeu dans la vaste descendance du Robinson Crusoé de Daniel Defoe, œuvre géniale par excellence. Mais les ogres, les nains, les vizirs et les reines qui peuplent mes histoires m’ont également été prêtés par mes ancêtres conteurs.
Or en écoutant au fur des heures les communications de Cerisy, j’avais le sentiment gratifiant d’assister in vivo à cette cocréation qui fait toute la magie de la lecture. Avais-je eu réellement toutes les intentions qu’on relevait dans mes textes ? Y avait-il d’une de mes histoires à l’autre autant de fils, autant de passerelles ? Oui et non. Car ces intentions, ces fils, ces passerelles existent bien réellement, mais par la seule vertu du commentaire et non par la volonté délibérée de l’auteur.
Nous avons eu un soir l’illustration visuelle frappante et hilarante de ce phénomène d’enrichissement de l’œuvre par sa « lecture ». Il s’agissait du film que Marcel Bluwal a tiré de mon roman La Goutte d’or qui nous fut projeté. L’un des épisodes de ce roman est la traversée de tout Paris par mon jeune Bédouin, traînant derrière lui un chameau. Ce qui constitua un choc admirable d’insolite et de drôlerie, c’est le passage de mon Bédouin et de son chameau devant la pyramide de verre de l’esplanade du Louvre. Cette image surprenante ne se trouvait pas dans mon roman, mais elle le couronnait et en quelque sorte le contenait tout entier.
Citations :
Saint Jérôme portait, pour noyer ses pensées dans ses sueurs, des fardeaux de sable le long des steppes de la mer Morte. Je les ai parcourues moi-même ces steppes, sous le poids de mon esprit. Chateaubriand, Vie de Rancé.
Le bourreau, en tranchant la tête de la reine d’Écosse [Marie-Stuart], lui enfonça d’un coup de hache sa coiffure dans la tête, comme un effroyable reproche à sa frivolité. Id.
Louis XIV craint le peuple de Paris (qu’il a subi dans son enfance lors de la Fronde) et l’indépendance des aristocrates provinciaux. Il s’installe donc à Versailles et y fait venir les aristocrates à sa cour pour mieux les neutraliser. Versailles résulte ainsi de deux peurs, l’une centrifuge, l’autre centripète.
Le plus grand
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