Journal Extime
incarnation de la pourriture sociale et sexuelle aux yeux du puritain qu’il était, avec en plus son hérédité alcoolique, étant la fille du couple de L’Assommoir, Coupeau et Gervaise. Idée intéressante : l’enfant est d’abord le produit de l’hérédité avant que le milieu intervienne pour le modeler.
Mon vieil ami L.G. m’a demandé d’être témoin à son mariage. Salle de mairie somptueuse et lugubre. L’employé de service appuie sur un bouton et on entend un enregistrement de la marche nuptiale d’un Songe d’une nuit d’été de F. Mendelssohn. Personne ne semble savoir qu’il s’agit dans la pièce de l’accouplement grotesque d’une femme démente et d’un âne. Je songe au mot de F. Mauriac : « Combien de fois lorsque nous serrons sur notre cœur la tête d’un être aimé ne nous apercevons-nous pas qu’il s’agit de celle d’un âne ! »
À 3 heures de la nuit, je suis réveillé par la violence de la tempête. Les bourrasques font trembler les murs de la maison. Je souffre pour mes arbres que j’entends râler puissamment au dehors. Je me demande lequel va succomber, l’un des mes trois pins parasols, l’un des tilleuls, le marronnier ? À l’aube, c’est le calme de la mort. Je sors inspecter les lieux. Point de catastrophe, mais le jardin a un air hagard, comme un visage sur lequel serait passé un immense chagrin.
On dit : « dormir à poings fermés ». C’est vrai des bébés qui en effet ferment leurs petites mains quand ils dorment. Mais bien au contraire, cherchant le sommeil, je m’applique à ouvrir mes deux mains et à les poser bien à plat, position de détente et d’abandon.
Visite de la TV allemande qui veut me faire parler des Niebelungen. Siegfried a vaincu le dragon et a acquis une peau invulnérable en se baignant dans son sang. Mais une feuille d’arbre est tombée sur son épaule et à cet emplacement sa peau est demeurée vulnérable. C’est là que le visera son assassin.
Je dis que tout homme surmonte des épreuves, gagne et devient par son expérience invulnérable. Mais il conserve souvent une wunde Stelle, un point faible, qui le perdra, drogue, alcool, argent, sexe, etc. La politique nous donne de ces exemples chaque année. Le journaliste me demande : « Et vous, Monsieur Tournier, quelle est votre wunde Stelle ? » Je lui réponds que je ne me suis pas baigné dans le sang du dragon et que je suis tout entier une wunde Stelle, vulnérable par tous les points de mon corps.
Colloque religieux au temple protestant du boulevard Arago (18) devant un vaste public. J’occupe dans le chœur la place du pasteur. Je prends la parole très intimidé et j’articule : « Ne voulant pas venir à vous les mains vides, je vous offre d’abord cette exhortation du théologien Angelus Choiselus : Entreprends gaiement et le cœur en fête le voyage aventureux de la vie, de l’amour et de la mort, et rassure-toi, si tu trébuches, tu ne tomberas jamais plus bas que la main de Dieu. »
J’ai à peine terminé ma citation que du public monte un hurlement qui glace le sang. Je le reconnais pour l’avoir déjà entendu, c’est le cri qui annonce une crise d’épilepsie. Un homme assez corpulent se tord sur son banc. Ses voisins épouvantés cherchent à le maîtriser. Il faut l’évacuer, le charger dans l’ambulance du Samu, etc. Je reprends la parole un quart d’heure plus tard, mais je n’ose pas répéter la citation d’Angelus Choiselus.
Je disais à L.F. que je rencontrais chaque jour à la Sorbonne : « Explique-moi donc ce mystère. Tu n’es plus jeune. Tu es laid comme un pou, ventru, bossu, habillé de bric et de broc. Tu n’as pas un sou. Et pourtant je te vois toujours entouré de filles ravissantes qui visiblement raffolent de toi. » Il m’a répondu que sa force de séduction irrésistible venait de ce qu’il aimait les femmes. « La plupart des hommes ont envie de les baiser et ne souhaitent ensuite que de s’en débarrasser. Moi, j’aime leur compagnie. J’aime vivre avec elles, j’aime leurs odeurs, leur désordre et même leurs règles. Elles le sentent, elles le savent, et elles me récompensent de ce goût en vérité très rare. »
Invité au lycée Montaigne à dialoguer avec plusieurs classes, j’emmène avec moi un journaliste espagnol venu m’interviewer. Au sortir de la séance, je lui demande ce qui l’a frappé le plus devant ces enfants en
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