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Journal Extime

Journal Extime

Titel: Journal Extime Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Tournier
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charmeur gras et calamistré, au regard langoureux, filtrant au-dessus de poches qu’on imagine gonflées de larmes.
     
    Voyage éclair à Marseille sur l’invitation de Gaston Deferre et Edmonde Charles-Roux. Nos voitures à cocarde s’arrêtent devant l’Ancienne Charité récemment restaurée par les soins de Gaston Deferre. Le quartier est, comme on dit, « sensible ». Un groupe d’adolescents observe notre petit cortège. Soudain l’un d’eux s’en détache, s’approche de nous, s’arrête en face de moi, braque un révolver sur mon nez et tire. Le révolver est chargé… à blanc. Puis il fait demi-tour en riant et regagne le groupe de ses copains. Je dis au journaliste du Provençal qui est à côté de moi : « S’il m’avait tué, quel beau fait divers pour vous ! » J’ajoute que mourir assassiné me semble une fin enviable, prestigieuse, moins bête à coup sûr que l’accident d’auto (Nimier, Camus, Barthes), moins discutable que le suicide (Hemingway, Montherlant, Gary, Deleuze), moins sale que la maladie (Malraux, Sartre, Yourcenar).
     
    Déjeuner avec Julien Green. Nous parlons de l’humour noir. Il cite ce fait divers relevé dans un quotidien américain : on a trouvé à Central Park le cadavre d’une jeune fille qui avait été violée et assassinée. Dans son sac se trouvait son journal intime. La veille elle se plaignait d’avoir une vie fade où il ne se passait jamais rien.
     
    Jorge Semprun a vu dans un jeu télévisé l’un des participants réfléchir longuement à la question : « Quel est le philosophe français qui a écrit Je pense, donc je suis ? ».
    Soudain son visage s’éclaire. Il a trouvé ! « La Palice ! », s’écrie-t-il.
     
    Je tombe une fois de plus sous le charme noir de ces vers de Baudelaire :
    La diane chantait dans les cours des casernes
    Et le vent du matin soufflait sur les lanternes.
    C’était l’heure où l’essaim des rêves malfaisants
    Tord sur leur oreiller les bruns adolescents.
     
    Je me retrouve pensionnaire de quatorze ans dans l’immense et glacial dortoir du collège Saint-François d’Alençon. La caserne du Premier Chasseur à cheval se trouvait à proximité. Quand nous entendions la sonnerie plaintive du clairon donner l’éveil, nous savions que trente minutes plus tard ce serait notre tour.
     
    Tempête. Le vent ne disperse pas les feuilles mortes. Au contraire, il les rassemble en petits tas bien propres. Vent violent, mais soigneux. Le désordre dans la nature est toujours le fait de l’homme.
     
    Nomade ou sédentaire ? Distinction fondamentale de l’humanité. Le berger nomade Abel en perpétuel conflit avec l’agriculteur sédentaire Caïn. Ou l’arbre et la pirogue. Il faut choisir, car en fabriquant la pirogue, on détruit l’arbre.
     
    Comme chaque année, début octobre, la presse fait des pronostics sur le prochain prix Nobel de littérature. Et comme chaque année mon nom est cité. C’est vrai que je suis « nobélisable », mais il est également vrai que le prix Nobel ne va jamais à un nobélisable. Le cas le plus typique fut celui de Graham Greene si longtemps « nobélisable » que certains dictionnaires lui attribuent – comme à l’ancienneté – un prix Nobel qu’il n’a jamais eu. Il y a longtemps que l’Académie de Stockholm a pris le parti de surprendre et de déjouer les pronostics en donnant son prix au plus obscur. Il doit être d’ailleurs redoutable de l’avoir, ce fameux prix. On porte alors un masque. Ce que je dis dès lors, ce n’est pas moi qui le dis, c’est le Prix Nobel. La plume légère que j’ai à la main et avec laquelle je m’amuse et j’amuse la galerie se transformerait en lourde massue avec laquelle je ferais malgré moi des moulinets patauds et meurtriers. Je me souviens de la colère de Sartre : dans une interview il avait vertement critiqué les programmes de France Musique. Aussitôt le responsable avait été mis à la porte. Je pense que si, contre toute probabilité, j’avais le Nobel, je changerais le presbytère en musée où trônerait le mannequin de cire dudit Tournier, et je déménagerais. Je vivrais et j’écrirais sous un pseudonyme, et je commencerais une nouvelle carrière. Ce serait pour moi le début d’une complète métamorphose. Il est bien vrai que je suis hanté par celle si magnifiquement amorcée et si tragiquement interrompue de Romain Gary en Émile Ajar. La formidable énergie d’un prix Nobel

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