Julie et Salaberry
lieue parcourue à pied, soit la distance qui séparait le vieux manoir de la maison des Boileau, tout cela afin dâapprendre la manière de confectionner le fameux gâteau de la célèbre cuisinière. Heureusement, Ursule avait eu pitié de Marie-Desanges et ordonné à Augustin dâatteler la vieille carriole. Le domestique des Boileau ne sâétait pas fait prier pour ramener la jeune fille au canton, profitant de lâoccasion pour la faire rougir en lui disant quâelle avait de jolis yeux.
Rêveuse, mais ragaillardie, la domestique avait suivi consciencieusement les instructions dâUrsule, priant que la pâte du gâteau lève. Après avoir chauffé le vieux four pour y cuire le pain, elle avait enfourné le gâteau. Une fois cuit et saupoudré de sucre fin, elle avait essuyé ses mains sur son tablier en contemplant fièrement son chef-dâÅuvre. La pâtisserie avait bonne mine.
Sur le poêle, lâeau avait été mise à chauffer en prévision du thé.
â Crois-tu quâelle aimera ce thé vert acheté à Montréal? demanda Thérèse à sa jumelle. Il paraît quâil est nettement supérieur au thé noir habituel.
â Il est certain quâelle lâappréciera, ma sÅur, la rassura Madeleine. Il sâagit dâune dame, dâune personne raffinée. Tous les gens de Boucherville sont des gens bien et⦠de biens, comme le disait souvent notre défunt père, ajouta-t-elle en riant à sa plaisanterie.
â Oh! Comme jâai hâte de la revoir! se réjouit sa sÅur, fébrile.
â Elle était si mignonne, petite. Jâespère que le mariage ne lui a pas trop gâté le teintâ¦
â ⦠et la taille.
â Mesdemoiselles, mesdemoiselles! les avertit soudain Marie-Desanges. Jâentends une charrette qui entre dans la cour.
Les bessonnes défroissèrent vivement leurs jupes du même geste de la main, tout en jetant un dernier coup dâÅil au tablier de la domestique, celle-ci se tenant bien droite à côté de la porte, parée à ouvrir. La première demoiselle refit le nÅud du ruban qui retenait sa coiffure, tandis que la deuxième enfilait prestement ses mitaines des grands jours finalement retrouvées.
Enfin, le visage souriant dâune femme dâenviron quarante ans, pleine de dignité, apparut dans lâembrasure de la porte. Madame Stubinger retira lâample coiffe de calèche quâelle portait pour voyager avant dâembrasser ses cousines, découvrant ainsi un lourd chignon noir paré dâune gracieuse coiffe de mousseline, le tout contrastant aimablement avec dâadmirables yeux, très grands et très bleus. Née Anne-Charlotte de Labroquerie, elle était une lointaine parente des Niverville de Chambly. Ces familles constituaient deux lignées distinctes parmi les nombreux descendants du célèbre Pierre Boucher, seigneur de Boucherville: les Boucher de Labroquerie et les Boucher de Niverville. Son mari, le chirurgien George Stubinger, était un homme de taille moyenne, approchant de la soixantaine, dont lâallure martiale trahissait les années de régiment.
Lorsque tous furent installés autour de la théière fumante, les demoiselles manifestèrent leur joie de voir les Stubinger sâinstaller dans leur village natal.
â La bonne société trouvera bien des avantages à votre installation, docteur.
â Pour tout dire, il était plus que temps que nous disposions dâun deuxième avis médical, avança sa sÅur, la mine indignée. Depuis des années â je nâose même pas vous lâavouer tant câest honteux â, nous ne sommes soignés que par des charlatans. Câest tout à fait scandaleux!
â On mâa pourtant affirmé que le docteur Talham, que je connais de réputation, a établi sa pratique à Chambly depuis nombre dâannées, sâétonna le docteur. On mâavait mal renseigné, sans doute.
Les demoiselles de Niverville sâempressèrent de rétablir les faits.
â Il habite Chambly depuis au moins vingt ans. Mais vous ignorez sans doute que câest un Français, ajouta la première demoiselle dâun ton entendu.
â Un de ces républicains régicides, renchérit sa jumelle en guise
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