Julie et Salaberry
dernière fois son épouse avant de descendre la rue Bonsecours jusquâau fleuve. Il sâarrêta, lâespace dâun instant, pour faire le signe de la croix devant la petite église qui donnait son nom à cette rue de Montréal. Conscient quâil laissait derrière lui les lieux familiers pour un temps indéterminé, il sâimagina être lâun des voyageurs du Pays dâen Haut â comme on appelait lâensemble des territoires de traite de fourrure situés au nord et à lâouest des Grands Lacs â, le cÅur plein de lâespoir de revenir un jour après une longue route. Il se retourna une dernière fois pour envoyer la main à sa femme bien-aimée qui agitait son mouchoir à la porte de leur maison et se dirigea vers le pied du courant Sainte-Marie, où se trouvait le bac pour traverser à Longueuil. Demain, il serait à Chambly.
Jacques Viger se réjouissait de sa bonne fortune. Fort dâune recommandation de sa voisine, la demoiselle Rosalie Papineau, il avait trouvé à se loger chez les Talham.
Marguerite finissait de se sécher les mains avec un essuie-tout, ces linges de maison quâon utilisait à la cuisine comme à la table où elle prit place avec un sourire de contentement.
â Je suis bien contente que vous soyez notre pensionnaire, monsieur Viger, plutôt quâun inconnu quâon nous aurait imposé. Comme vous le savez, la loi militaire nous oblige à loger les officiers et même, sâil le faut, des soldats.
â Chère madame Talham! Il nây a plus une seule chambre libre dans tout Chambly. Et, si je peux me permettre, docteur, je ne pouvais trouver plus jolie logeuse que madame votre épouse.
Le chef de famille, qui présidait le repas à un bout de la table, accueillit cette déclaration dâun grand sourire.
â Vous entendez ça, les garçons? déclara-t-il à ses trois fils qui dévoraient avec appétit le contenu de leur assiette tout en dévisageant avec curiosité le nouveau venu. Monsieur Viger fait un compliment à votre mère.
â Jâaime madame Viger de toute mon âme, poursuivit son invité. Mais contempler une femme aussi agréable que la vôtre, ma foi, me fait encore plus mâennuyer de la mienne.
Le docteur ne put sâempêcher de rire. Leur pensionnaire ne manquait pas dâesprit, et converser avec lui se révélait une expérience des plus agréables.
â Pour ajouter à ses aimables attraits, madame Talham est de surcroît une cuisinière hors du commun, fit le capitaine Viger en se tamponnant délicatement avec sa serviette après sâêtre visiblement régalé. Ce plat en sauce était succulent et cette salade à la crème, tout à fait délectable.
â Ce nâest pourtant rien de bien compliqué, répondit Marguerite avec quelques rougeurs aux joues provoquées par lâavalanche de compliments. Des légumes frais, quelques herbages de notre potager et le tour est joué.
â Et que dire de votre pain! Une croûte légère, une mie moelleuse. Ce nâest pas lâarmée britannique qui en servira du pareil. Docteur Talham, je déclare que nous sommes des hommes heureux, proclama Viger en étirant gracieusement sa fine moustache.
Lâornement intriguait fortement les enfants et semblait provoquer une vive discussion. Talham décocha un regard sévère à Melchior et Eugène qui avaient commencé de sâasticoter, un comportement quâil ne tolérait pas à table.
â Cessez immédiatement de vous chamailler, sinon la fessée vous attend.
â Mais câest Eugène, père! protesta Melchior. Il dit que la moustache du capitaine Viger est fausse, mais moi, je suis sûr quâelle est vraie.
Amusé, Viger fit signe à Eugène de sâapprocher.
â Tu peux vérifier en tirant sur mes moustaches.
â Oh, non, monsieur, fit lâenfant, piteux, tandis que Melchior affichait un air triomphant.
â Cette moustache est tout ce quâil y a de plus authentique, jeune homme, poursuivit Viger en tiraillant lui-même les pointes. Et je vous interdis dâen douter.
Il les regarda dâun air sévère et lança:
â Messieurs, garde à vous! fit-il.
Les deux garçons obéirent instantanément. Viger tourna
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