Julie et Salaberry
règne.
â Câest comme pour les clôtures de perche des habitants, fit alors remarquer Marguerite. Mon oncle Boileau sâest fait dérober celles qui délimitaient son verger par des soldats qui sâen sont servis pour faire du feu. Il était fou furieux et a déjà envoyé sa réclamation à lâadjudant général.
â Chambly est joli, ma foi, mais quelle chienne de vie on y mène! déclara Viger.
Les garçons qui écoutaient attentivement éclatèrent de rire en entendant cette expression. «Chienne de vie!» répétèrent-ils jusquâà ce que leur père les avertisse du regard quâils allaient trop loin. Ils sâenfuirent en riant.
â Il y a eu une mutinerie! rappela Marguerite. Jâai peine à croire que pareille chose se produise chez nous.
â Que dire, chère madame, fit Viger. Câest la vie militaire et ces mutins sont bons pour la cour martiale. à peine arrivé, je suis convoqué demain, à la première heure, à siéger à une cour martiale qui décidera du châtiment de ces hommes qui ont osé commettre un délit: fouet, bastonnade ou prison. Tout un menu nâest-ce pas? Mais avant cela, je dois être à cinq heures du matin sur le champ dâexercices. Câest pourquoi je commettrai lâimpolitesse de me retirer pour mâaller coucher. En attendant, si jâai un conseil, tenez vos légumes à lâÅil si vous ne voulez pas quâun de ces pauvres diables vous en débarrasse. Que voulez-vous, quand les hommes ont faim, le chapardage devient à la mode!
Le docteur se leva pour aller avertir son engagé de dormir dans la grange pour veiller sur leur butin et tout le monde gagna son lit.
Depuis le matin, les demoiselles de Niverville ne tenaient plus en place, veillant à ce quâil y ait exceptionnelle-ment du feu dans tous les poêles et les âtres de la maison. Elles allaient dans tous les sens, distribuant des ordres contradictoires, à tel point que Marie-Desanges, leur petite bonne, craignit dâattraper le vertige.
Thérèse de Niverville explorait fiévreusement le contenu de lâarmoire à linge.
â Voyons, où est-elle? Cette friponne de Malou, notre ancienne bonne, lâaurait-elle ajoutée à son baluchon avant de partir?
Elle cherchait, parmi la pile des nappes de tous les jours, lâunique nappe brodée de la maison, la plus jolie⦠quoiquâun peu mitée.
â Ah! la voici enfin! sâécria-t-elle en lâextirpant du fond de lâarmoire. Dieu du ciel! La nappe est fripée et tachée par endroits. Marie-Desanges, lui commanda-t-elle, fais chauffer les fers.
Mais la pauvre Marie-Desanges ne pouvait entendre puisque lâautre maîtresse des lieux, Madeleine de Niverville, lâinondait de conseils sur la manière de faire un gâteau convenable.
â Il faut du beurre et non du suif. Et nâoublie pas dâouvrir des pots non entamés de confiture, un de fraises et un de framboises. Tu mâas bien comprise, Marie-Desanges: assure-toi que la crème soit bien fraîche. Surtout, cache ce vulgaire sucre du pays et utilise le pain de sucre blanc quâil faut râper fin.
Les derniers mots de la phrase se perdirent dans lâescalier qui menait à lâétage, la demoiselle étant repartie à la recherche de ses mitaines brodées. à son tour, Thérèse fit son apparition dans la cuisine.
â Voici la nappe à repasser et les serviettes. Fais attention de ne rien brûler, recommanda-t-elle en brandissant un doigt menaçant.
La petite bonne fit signe quâelle avait compris, tout en se disant que lâauguste maison des Niverville ne résisterait pas longtemps au tourbillonnement de ses maîtresses. Mais comme il fallait que tout soit fin prêt bientôt, elle entreprit de frotter les taches de la nappe, puis attrapa le premier des fers à repasser qui chauffaient sur le poêle.
Marie-Desanges avait reçu lâordre de se surpasser. Or la pauvrette nâavait pas lâexpérience de la cuisinière de madame Boileau! La veille, ces demoiselles avaient fortement suggéré dâaller prendre conseil auprès dâUrsule. Obéissante, elle avait tremblé en traversant dâun bout à lâautre Chambly au milieu des charrettes et des militaires, toute une
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