Julie et Salaberry
dâexplication.
Le docteur Stubinger contint difficilement un sourire ironique. Ce nâétait pas la première fois quâil entendait ces préjugés tenaces. Lui-même, dâorigine allemande, prononçait le français et lâanglais avec un léger accent gut-tural, et avait subi ce genre de discrimination. Les Britanniques considéraient les praticiens français ou allemands avec hauteur et mépris. Mais Stubinger avait réussi à sâimposer. Arrivé au pays avec le prestigieux régiment des Chasseurs Hesse-Hanau, il avait fait des débuts modestes comme assistant-chirurgien. En recevant sa licence de chirurgien, il avait consolidé sa réputation par un mariage avantageux et venait dâobtenir le poste envié de maître chirurgien des troupes, couronnement dâune carrière bien remplie.
â Jâaurai plaisir à secourir des parentes. Et il est certain que lorsque mes obligations me le permettront, je pourrai consacrer un certain temps à soigner la population en prêtant main-forte à mon collègue, avança prudemment le médecin, se disant quâil pourrait peut-être se tailler une intéressante clientèle à Chambly.
â Quel honneur que de se faire traiter par un médecin de lâarmée, déclara en minaudant la première demoiselle. Une deuxième part de gâteau, cousin Stubinger?
â Volontiers, répondit le médecin en tendant son assiette. Un véritable délice! Charlotte, dit-il en se tournant vers son épouse, il faut demander la recette à nos cousines.
â Oh! docteur Stubinger! Vous nous flattezâ¦
La première demoiselle agita son mouchoir pour sâessuyer la commissure des lèvres en rosissant de plaisir.
â Câest une recette de familleâ¦
â ⦠quâil nous fera plaisir de vous transmettre dès que vous serez installés, compléta la deuxième, confirmant le petit mensonge forgé par sa sÅur.
Minuscule péché véniel quâelles avoueraient à leur confesseur à la première occasion.
â Nous devons vous laisser, mesdames.
â Nous aurions tant aimé vous offrir le logement, déplora Madeleine, mais nous avons déjà un pensionnaire, un sergent de la compagnie du capitaine de Rouville.
â Par contre, si vous insistiez auprès du maître de baraque du campement, alléguant bien entendu que nous sommes parents, vous pourriez loger chez nous et le sergent Peltier, ailleurs?
â Nous aurions été honorés de profiter de votre hospitalité, dit le docteur dâun ton navré, tout en observant discrètement quelques traces de pauvreté: meubles brisés et non réparés, objets usuels obsolètes quâon ne songeait pas à remplacer par de plus modernes.
â Mais on nous a déjà assigné un logement et nous sommes attendus chez monsieur et madame Boileau, expliqua madame Stubinger.
â Oh! laissa échapper Thérèse.
â On mâa assuré que nous y serions très bien, chère cousine, voulut la rassurer la femme du médecin, croyant quâon sâinquiétait de son sort.
Les demoiselles dirent adieu aux Stubinger en dissimulant leur dépit. Thérèse aurait aimé insister afin que le docteur use de son influence auprès des autorités pour pensionner chez elles, les débarrassant du sergent Peltier. Sans compter quâen hébergeant les Stubinger, elles auraient profité de suppléments de foin et de bois plus importants. Mais telle était sans doute la volonté de Dieu et il fallait sây conformer.
La mine du sergent Peltier â un visage amène, mais des yeux dédaigneux â, nâinspirait guère confiance aux demoiselles. Ces dames convenaient toutefois que ce dernier savait être utile en rendant de menus services. Lâappentis adjacent à la maison était toujours rempli à ras bord de bois fendu, et plus personne nâentendait Marie-Desanges se plaindre de la dure tâche. Et pour remercier les demoiselles de leur hospitalité, même forcée, Peltier avait passé des heures à réparer et à consolider le vieux hangar.
Certains soirs, à lâinsu des propriétaires et de la bonne qui dormaient, un curieux manège se déroulait justement autour de ce hangar qui abritait, habilement dissimulés dans un
Weitere Kostenlose Bücher