Julie et Salaberry
les fossés quâil peut y avoir à combler dans Chambly, lança-t-elle, dâun ton qui nâadmettait aucune réplique. Et que tous les esprits obscurcis verront la lumière.
Ce fut au tour du visage du curé de changer de cou-leur. Pendant que ce dernier digérait les reproches de sa paroissienne, celle-ci demanda à Son Excellence la permission de se retirer.
Lâautorité de cette dame était telle que le gouverneur acquiesça avec grâce et la plupart des femmes présentes se préparèrent à quitter la table, croyant que madame Boileau donnait le signal de se retirer et de laisser les hommes seuls, comme le voulaient les bonnes manières.
Julie allait faire de même, mais soudain, malgré lâépaisseur de sa robe et de ses jupons, une main ferme empoigna sa cuisse gauche sous la table.
â Oh! échappa-t-elle, à la fois surprise et offusquée.
â Restez encore, chère madame de Salaberry, dit Prévost. Nous nâavons pas encore eu la chance de causer et jâaimerais faire plus ample connaissance avec lâépouse du meilleur de mes officiers.
Discrètement, Julie repoussa la main libidineuse du représentant de Sa Majesté au Canada et se leva, le visage empourpré. Ce geste ne ressemblait en rien à lâhommage dâun homme pour une femme, et le mépris quâil contenait lâatteignit au plus profond dâelle-même.
â Je suis persuadée que nous aurons dâautres occasions, répondit-elle dâune voix étranglée.
â Tout va bien, mon ange? sâinquiéta Salaberry devant lâair étrange de sa femme.
Hermine vint immédiatement au secours de Julie.
â Une faiblesse, sans doute, avec cette chaleur et après une journée épuisante, expliqua madame Juchereau-Duchesnay à lâoreille de son frère. Je mâoccupe dâelle.
â Quelle admirable solidarité! dit le gouverneur à Hermine, avec un air hypocrite.
â Nâest-ce pas, Votre Excellence? répliqua Hermine avec aplomb. Il est toujours bon de pouvoir compter sur quelquâun de sa famille. Venez, ma chère, ajouta-t-elle en prenant le bras de Julie.
Julie comprit alors quâHermine avait peut-être elle aussi eu droit aux attentions particulières du gouverneur.
â Voilà une grande vérité, souffla le gouverneur. Je ne doute pas que madame de Salaberry pourra être dâun grand soutien pour son mari.
Julie tressaillit en entendant ces mots, se demandant ce quâils pouvaient signifier. Mais entraînée par Hermine, elle nâeut la réponse que le lendemain.
Un personnage installé dans le petit salon du manoir de Rouville avait demandé madame de Salaberry. Intriguée, car ce nâétait pas lâheure des visites mondaines, Julie sursauta en voyant le gouverneur. Que venait-il faire chez ses parents dâaussi bon matin?
â Votre Excellence, le major de Salaberry, mon époux, est déjà parti au fort.
â Mais câest vous que je venais voir, madame. Je ne pouvais quitter Chambly sans vous faire mes adieux.
â Câest me faire trop dâhonneur, Sir, répondit Julie. Puis-je vous offrir un rafraîchissement? Du thé, peut-être?
â Inutile, ma chère, jâai ici tout ce quâil me faut, dit-il en sâapprochant dâelle pour saisir sa main et la baiser longuement.
Les avertissements servis par Hermine, la veille â cette dernière connaissant bien le goût du gouverneur pour les femmes de ses officiers â, lui revinrent en mémoire.
â Sir, je vous en prie, vous me gênez, dit-elle en retirant sa main.
â Madame de Salaberry! Aurais-je provoqué chez vous le même émoi délicieux que jâéprouve en vous voyant? Jâai toujours été sensible à lâéclat irrésistible que dégage une jeune mariée. Attribuable, sans doute, à la décou-verte récente des joies de lâamour. Avez-vous déjà songé à ce quâune épouse peut faire pour lâavancement de son mari?
Troublée par cette entrée en matière, Julie commençait à comprendre ce que signifiait lâétonnante conduite du gouverneur.
â Je lis de lâincrédulité dans vos beaux yeux. Mais nâayez crainte, madame, je venais simplement vous proposer⦠un marché,
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